EMOTION ET CONTROVERSES APRÈS LE DRAME DE MELILLA, DANS LE NORD DU MAROC


L’ONU et l’Union africaine ont appelé à une enquête à la suite des affrontements qui ont coûté la vie à vingt-sept migrants à l’entrée de l’enclave espagnole au Maroc.

L’émotion reste vive et les controverses se multiplient quelques jours après le drame survenu vendredi 24 juin à l’entrée de Melilla, possession espagnole dans le nord du Maroc, où au moins vingt-sept migrants subsahariens, selon un bilan officieux, ont péri lors d’une tentative de passage en force à l’intérieur de l’enclave.

L’ONU a réclamé, mardi 28 juin, une « enquête efficace et indépendante » et dénoncé « un usage excessif de la force » contre des migrants « des deux côtés de la frontière ». Le Conseil de sécurité de l’ONU devait se réunir mercredi à ce sujet. De son côté, le président de la commission de l’Union africaine (UA), le Tchadien Moussa Faki Mahamat, exprimant sa « profonde émotion face au traitement violent et dégradant de migrants africains cherchant à traverser une frontière internationale entre le Maroc et l’Espagne », a plaidé pour « une enquête immédiate ». Le parquet général espagnol a aussi annoncé avoir demandé l’ouverture d’une enquête, eu égard à « la gravité des faits survenus, qui pourraient affecter les droits humains et les droits fondamentaux des personnes ».

Aucun nouveau bilan humain n’a été communiqué par les autorités marocaines depuis celui de samedi, qui faisait état de vingt-trois migrants morts et cent quarante policiers marocains blessés lors d’affrontements à proximité de la frontière grillagée séparant Melilla de la ville de Nador. De son côté, l’Association marocaine des droits humains (AMDH) recense vingt-sept victimes.

Crainte d’enterrements sans identification ni autopsie

Cinq jours après le drame, les associations craignent que les corps ne soient enterrés sans identification ni autopsie, alors qu’une vingtaine de tombes auraient été creusées à Nador par les autorités depuis dimanche, selon elles. « L’argument invoqué par les autorités, c’est que l’hôpital n’a pas suffisamment de place pour conserver les corps dans les frigos, s’indigne un responsable du Collectif des communautés subsahariennes au Maroc, qui souhaite rester anonyme. Le problème, c’est qu’aucune action n’a été engagée pour l’heure sur les victimes, déplore-t-il. On ne connaît pas leur identité et on ne sait pas de quoi elles sont mortes. »

Selon la branche de Nador de l’AMDH, soixante-cinq migrants ayant participé à la tentative de franchissement de la frontière sont poursuivis par la justice. Trente-six d’entre eux, inculpés des chefs d’« entrée illégale sur le sol marocain », de « violence contre agents de la force publique » ou d’« attroupement armé », seront jugés le 4 juillet devant le tribunal de première instance de Nador, selon l’AMDH. Les vingt-neuf autres seront jugés à partir du 13 juillet par la cour d’appel pour des chefs plus graves, notamment celui de « participation à une bande criminelle en vue d’organiser et faciliter l’immigration clandestine à l’étranger », toujours selon l’association, qui a pu établir que la majorité des migrants poursuivis étaient originaires du Soudan. « Ils viennent du Darfour, mais aussi du Kordofan, deux régions qui sont le théâtre de conflits, souligne une source ayant requis l’anonymat au sein de l’AMDH. Pour nous, ce sont des réfugiés. »

La présence de Soudanais au Maroc avait jusque-là peu retenu l’attention. Dans leurs tentatives pour passer en Europe, ils avaient privilégié les routes migratoires transitant par la Libye, dites de la « Méditerranée centrale ». ll semble toutefois que les difficultés croissantes liées à leur traversée du territoire libyen les aient amenés à prendre la route de l’Ouest, en l’occurrence vers le Maroc. « En Libye, les Soudanais sont visés par les trafiquants pratiquant l’extorsion de fonds, car ils payent des rançons plus élevées que les autres Sahéliens, relève Raouf Farrah, chercheur au sein de l’organisation Global Initiative Against Transnational Organized Crime (GI-TOC), basée en Suisse. Il leur est désormais moins coûteux d’emprunter la route de l’Ouest, même si la boucle est plus longue. Ils ont été aidés dans leur entreprise par des relais soudanais à Nador. »

Alger mise en cause par Rabat

Cet itinéraire, toutefois, s’inscrit dans une tout autre problématique, celle des tensions entre le Maroc et sa voisine, l’Algérie, entrés depuis l’été 2021 dans une crise aiguë de leurs relations. Un communiqué de l’ambassade du royaume chérifien à Madrid a mis en cause, mardi, la responsabilité d’Alger dans l’arrivée de migrants soudanais. « Les assaillants sont entrés par la frontière avec l’Algérie, profitant du laxisme délibéré du pays dans le contrôle de ses frontières avec le Maroc », avance le texte. L’Algérie a répliqué par la voix d’Amar Belani, envoyé spécial chargé du Sahara occidental et des pays du Maghreb. « N’ayant pas le courage d’assumer leurs propres turpitudes, les autorités de ce pays sont constamment à la recherche de boucs émissaires pour se défausser de leurs responsabilités », a-t-il déclaré au site algérien d’information TSA.

Depuis vendredi, des centaines de migrants – près d’un millier, selon des associations – ont été refoulées en car à l’intérieur du Maroc. D’autres ont fui ou se sont cachés dans la forêt de Nador. Cette zone abritait déjà des refuges de migrants qui étaient sous une pression policière croissante dans les villes de la région, Oujda ou Nador, et ce avant l’éclatement du drame. « Il y a eu plusieurs démantèlements de leurs campements, et des affrontements avec des forces de l’ordre ont été rapportés, précise Nadia Khrouz, politologue à l’université Mohammed V de Rabat-Agdal. Il y a eu aussi des arrestations et des sanctions pour séjour irrégulier. » Ajoutant à cette tension préalable, « l’assistance qui avait pu être apportée par des associations fournissant tentes, couvertures et nourriture a été réduite ces derniers mois », ajoute-t-elle.

Un sit-in est prévu, vendredi 1er juillet, devant le Parlement à Rabat, à l’appel de plusieurs associations de défense des droits humains, pour exiger « l’ouverture d’une enquête nationale et internationale afin de faire toute la lumière, en toute indépendance, sur ces événements, les responsables et les conséquences de politiques migratoires financées par l’Union européenne et mises en place par les Etats ». Une centaine d’associations – européennes et africaines – ont signé la déclaration intitulée « L’accord Espagne-Maroc sur l’immigration tue », publiée au lendemain du drame. Lundi, le Conseil national des droits de l’homme, un organisme officiel marocain, a annoncé la création d’une mission d’information afin « d’obtenir des informations transversales » sur cet événement « tragique ».

Opération de ratissage

Alors que les images de dizaines de corps, morts ou blessés, entassés et gisant à même le sol, sans aucun secours, faisaient le tour du monde en suscitant l’indignation, les autorités marocaines ont diffusé, lundi, leurs propres images. Selon la presse marocaine, celles-ci auraient été présentées, dimanche, à des ambassadeurs africains au Maroc, lors d’une réunion au ministère des affaires étrangères à Rabat. Elles montrent que les affrontements ont commencé dès le jeudi lors d’une opération de ratissage lancée par les autorités, qui auraient eu vent de la tentative de passage en force qui se préparait.

Des vidéos donnent également à voir un groupe de plusieurs centaines de personnes déferlant dans les rues de Nador le vendredi matin, puis l’effondrement d’une partie de la clôture sous le poids des migrants. Selon les autorités marocaines, les victimes ont trouvé la mort « dans des bousculades et en chutant de la clôture de fer » lors d’« un assaut marqué par l’usage de méthodes très violentes de la part des migrants ». Lors de la réunion, dimanche à Rabat, le directeur de la migration et de la surveillance des frontières au ministère de l’intérieur, Khalid Zerouali, a dénoncé « les actions criminelles des réseaux de trafic », les accusant de planifier des assauts « de façon quasi militaire ».


Frédéric Bobin et Aurélie Collas © LE MONDE AFRIQUE