TOTALENERGIES DE NOUVEAU FACE À LA JUSTICE POUR SON MÉGAPROJET D’EXPLOITATION PÉTROLIÈRE EN OUGANDA


Les Amis de la Terre, Survie et quatre ONG ougandaises accusent le groupe pétrolier de violation de la loi sur le devoir de vigilance des grandes entreprises françaises en matière de droits humains et d’environnement.

Trois ans presque jour pour jour après la première confrontation devant le tribunal de grande instance de Nanterre, Les Amis de la Terre, Survie et quatre ONG ougandaises se sont retrouvées face à TotalEnergies au tribunal judiciaire de Paris, mercredi 7 décembre, pour une audience qu’elles espéraient enfin voir consacrée au fond du dossier : la violation de la loi sur le devoir de vigilance dans le cadre du mégaprojet d’exploitation pétrolière développé pour 10 milliards de dollars (9,5 milliards d’euros) par la major française en Ouganda et en Tanzanie. A bien des égards, les plaignants peuvent se sentir aujourd’hui frustrés.

Après avoir contesté la compétence du tribunal de commerce en 2019 – et avoir été finalement désavoué par la Cour de cassation en décembre 2021 –, TotalEnergies a choisi de rester sur le terrain procédural en défendant la non-recevabilité de la plainte. « Il sera assez peu question d’éléments de fond. J’aurais pu passer cinq heures à démonter les manquements, les erreurs, les travestissements [des ONG demanderesses]. Total ne craint pas le débat », a prévenu MAntonin Lévy au début de sa plaidoirie, avant de dérouler les motifs pour lesquels le juge des référés devrait, selon lui, trancher l’affaire par une fin de non-recevoir.

Ce choix résume tout l’enjeu de ce premier procès. Fabrice Vert, juge des référés chargé de l’affaire, n’a pas manqué de le rappeler en préambule de l’audience tenue dans une salle pleine : « Pour la première fois, une affaire dont le fondement est la loi sur le devoir de vigilance de 2017 vient devant un tribunal. » Or, cette loi du 23 mars, adoptée après le drame du Rana Plaza au Bangladesh, dans lequel avaient péri plus d’un millier d’ouvriers travaillant pour des sous-traitants des grandes enseignes occidentales du prêt-à-porter, tient en une page et trois articles. Elle impose des obligations de prévenir les risques en matière de sécurité des personnes, de droits humains et d’environnement. Mais ces injonctions ne sont « pas très déterminées » et « il appartiendra à la jurisprudence d’apporter les précisions » que le législateur n’a pas formulées, a ajouté le magistrat.

L’« intérêt à agir » des ONG plaignantes doit-il être reconnu ? Auraient-elles dû déposer une nouvelle assignation dès lors que 55 % des demandes qui étaient faites à TotalEnergies contre le plan de vigilance de 2018 ont, selon Me Levy, changé ? Jusqu’à quel point la multinationale peut-elle être tenue responsable des agissements de ses filiales, alors qu’« elle n’est pas partie prenante à l’accord qui a été signé avec l’Etat ougandais » et qu’il existe dans le droit des sociétés « une autonomie des personnes morales », a encore fait valoir l’avocat de l’entreprise. Ce sont quelques-uns des points que le juge devra trancher.

« Un projet attentatoire au climat »

Pour l’avocat des Amis de la Terre, Louis Cofflard, la recevabilité des demandes des ONG ne fait aucun doute et l’urgence invoquée en 2019 pour saisir le juge des référés reste d’actualité. Urgence à prévenir, comme hier, « les atteintes aux droits humains », et aujourd’hui« les dommages imminents à l’environnement », alors que les travaux sont sur le point d’entrer dans une phase décisive. Le projet Tilenga-Eacop, a-t-il rappelé, c’est « le forage de 400 puits de pétrole, dont 130 dans l’aire protégée des Murchison Falls, la construction sur plus de 1 440 kilomètres entre l’Ouganda et la Tanzanie du plus long pipeline chauffé au monde, un projet attentatoire au climat dont les experts prévoient qu’il conduira à l’émission de 34 millions de tonnes d’équivalent CO₂ par an. »

« La survie de l’humanité est en jeu à travers ce type de projet », a insisté MCofflard en revenant à ce qui avait initialement fondé l’action, à savoir l’expropriation partielle ou totale de 118 000 personnes dans les deux pays, dans des conditions d’indemnisation non conformes aux engagements pris par TotalEnergies dans son plan de vigilance à travers la référence aux normes de la Banque mondiale. Quelque 28 000 personnes seraient encore en attente de compensation financière. Il a aussi été rappelé les atteintes à la liberté d’expression dont restent victimes ceux qui protestent dans ces pays autoritaires d’Afrique de l’Est. Les témoins ougandais présents en 2019 n’ont cette fois-ci pas fait le déplacement, pour des raisons de sécurité.

Les avocats des ONG ont demandé au juge d’enjoindre la multinationale d’adopter un plan de vigilance conforme à la loi et d’ordonner sa mise en œuvre. Même si cela n’est pas prévu par la loi de 2017, elles demandent qu’à titre conservatoire soit également ordonnée la suspension des travaux, en se référant à la résolution adoptée en septembre par le Parlement européen, lequel a fermement condamné ce projet. Présent à l’audience, le député européen Pierre Larrouturou (Alliance progressiste des socialistes et démocrates), à l’origine de cette résolution, a regretté que « les avocats de TotalEnergies fuient le débat et considèrent que ce qui se passe sur le terrain ne les concerne pas, alors que des dizaines milliers de personnes souffrent ». La décision a été mise en délibéré au 28 février 2023.


Par Laurence Caramel © LE MONDE AFRIQUE / CLIMAT ET ENVIRONNEMENT