A Dakar, l’archi anarchique


La capitale du Sénégal a vu sa population quadrupler en vingt ans, entraînant une urbanisation chaotique. Face à l’impuissance des autorités, un collectif citoyen tente de lutter contre l’incivisme sur Twitter.

Difficile de se frayer un chemin entre les stands des vendeurs ambulants qui ont envahi la passerelle piétonne de Nord Foire, un quartier populaire de Dakar. Crèmes pour le corps, perruques, chaussures de seconde main, parfums s’étalent en enfilade, à même le sol. Des femmes s’arrêtent, marchandent les prix. D’autres passants enjambent dans l’indifférence les étals de fortune. Au milieu de ce capharnaüm, rejoindre l’autre bout du pont est devenu le parcours du combattant.

Maguette Gaye mitraille la scène avec son smartphone. «J’immortalise l’anarchie, plaisante-t-il. C’est désormais un réflexe de prendre en photo tout ce qui me déplaît à Dakar.» Ses clichés, il les partage sur le Twitter de Save Dakar, un collectif citoyen qui dénonce les actes d’incivilité dans la capitale sénégalaise. Présente uniquement sur les réseaux sociaux, la communauté regroupe près de 30 000 citadins qui, comme Maguette, sont lassés d’une ville qu’ils jugent trop sale, trop bruyante, trop polluée. Leur ras-le-bol, ils l’expriment en images avec le hashtag #SaveDakar, utilisé une centaine de fois par jour. Sur les clichés, des scènes de vie d’une capitale qui suffoque. Des rues qui croulent sous les ordures, des bouches d’égout débordantes, des espaces verts à l’abandon, du bétail qui déambule au milieu de la circulation. A l’origine de cette initiative, un jeune photographe sénégalais, Mandione Laye Kébé, nostalgique du Dakar raconté par son père dans les années 60. «De larges avenues ombragées sans circulation, de vrais trottoirs, des parcs, et surtout des règles que les gens respectaient. L’âge d’or», raconte-t-il.


Mandione Laye Kebe est photographe. Depuis un an, il utilise son art pour militer contre l’insalubrité de la capitale sénégalaise et la débarrasser de ses déchets. Sa plateforme Save Dakar, très active sur les réseaux sociaux, fédère de plus en plus, au point d’éveiller l’intérêt du gouvernement sénégalais.

Champignons

C’est après une balade place de l’Indépendance, dans le vieux quartier du Plateau, qu’il décide de lancer Save Dakar. Ce lieu mythique de la capitale sénégalaise post-indépendance, «le salon» où l’on se rencontrait après une séance au cinéma voisin, le Paris, est en décrépitude. Les pelouses pelées sont jonchées de détritus, les bancs en ruine servent d’abris aux clochards en haillons, l’eau de la fontaine ne coule plus. «Au Sénégal, on investit seulement pour sauver les apparences. Mais on oublie le plus important, l’entretien», déplore Mandione Laye Kébé.

Touchée de plein fouet par l’exode rural, la population de Dakar a quadruplé en vingt ans : 800 000 habitants au début des années 2000, contre quelque 3,6 millions aujourd’hui. Les banlieues désordonnées et sans plan d’urbanisme ont poussé comme des champignons.

Dans son dernier rapport annuel sur la pollution de l’air, l’Organisation mondiale de la santé a classé Dakar parmi les mauvaises élèves. Un taux de particules fines sept fois plus haut que la moyenne qui fait d’elle la deuxième capitale la plus polluée d’Afrique. Pour Mandione Laye Kébé, cette explosion urbaine va de pair avec le développement de l’incivisme.«Dakar est devenu un grand souk, où tout se négocie. On ne respecte plus rien. La première victime, c’est le patrimoine.» Alors il mise sur les réseaux sociaux pour faire entendre sa voix : «Tout le monde les utilise dans le pays, du citoyen lambda aux hommes politiques, c’est l’endroit idéal pour interpeller les gens.» Dans sa poche, son téléphone ne cesse de vibrer, une photo qu’il a publiée la veille est retweetée des milliers de fois. Celle d’un lampadaire qui menace de s’effondrer en pleine rue. Le buzz est tel que les autorités réagissent. La Société nationale d’électricité du Sénégal le contacte personnellement pour connaître le lieu exact où a été prise la photo. «En une matinée ils avaient réglé le problème, se félicite-t-il. Nous, on dénonce. Et visiblement, notre succès sert à quelque chose.» En un an d’existence, le mouvement citoyen Save Dakar a pris de l’envergure. Le combat dépasse désormais la sphère du Web et s’installe sur le terrain.


Scène d'indiscipline surréaliste -- Un taxi empruntant un pont pour piétons

«Révolutionnaire»

Ce matin-là, Mandione Laye Kébé, accompagné de deux amis volontaires, Rokhaya et Incent, se rend dans une école primaire du quartier défavorisé de Gueule Tapée. Au programme des discussions, la protection de l’environnement et le civisme. «Je leur dis de ne pas jeter leurs détritus par terre. S’ils voient des adultes le faire, qu’ils leur demandent de les mettre dans les poubelles», explique Mandione, pédagogue. Et d’ajouter : «Si on veut que les mentalités changent durablement, c’est sur les enfants qu’il faut miser. Ce sont nos ambassadeurs.»

Save Dakar compte aussi lancer une application mobile dédiée aux Dakarois pour dénoncer tous les tracas du quotidien, comme les débordements d’égouts ou un accident qui embouteille la voie publique.«J’aimerais mettre directement en relation les citoyens et les élus via leur smartphone, ça serait révolutionnaire !» espère le jeune influenceur, avant de reprendre en chœur avec les élèves l’hymne national sénégalais.


 

Par Margot Chevance. Src : Libération