RDC : REPORTAGE DANS LE DERNIER REFUGE, MENACÉ DE TOUTES PARTS, DES GORILLES DE GRAUER


Le parc de Kahuzi-Biega, dans l’est de la RDC, héberge les derniers gorilles de Grauer, espèce très menacée. Les pressions sur la très riche biodiversité du parc sont immenses.

Il n’a pas encore de nom, mais porte les espoirs du parc national de Kahuzi-Biega (PNKB). Agrippé au dos de sa maman Siri, le bébé gorille, encore un peu ensommeillé en ce début de journée, traverse la forêt dense et humide du parc, dans l’est de la République démocratique du Congo. Âgé de quatre mois, il est le dernier-né de sa famille de « gorilles de Grauer », espèce endémique de la région, qu’on trouve principalement ici, dans le parc national du Sud-Kivu.

Ces gorilles des plaines de l’Est ou Grauer font aussi partie des primates les plus menacés au monde. Entre 1994 et 2019, dans le parc Kahuzi-Biega, le sanctuaire abritant les derniers individus, leur population a baissé de 80 %. De plus de 600 individus dénombrés avec certitude au début des années 90, on en compte à présent moins de 200. Les conflits armés successifs sont passés par là, débutant avec l’afflux de réfugiés rwandais – la frontière est toute proche – lors de la guerre civile de 1994 et se poursuivant jusqu’aux années 2010. C’est un véritable « écocide » qui a, durant ces années, touché les « grands mammifères et les grands singes » du parc, se rappelle l’écogarde « Papa Lambert ». « Pendant la guerre, on a eu plusieurs familles de gorilles décimées. Je suis les gorilles du PNKB depuis 29 ans. Ils sont comme ma famille. »

Durant ces décennies troublées, les « Grauer » ont été braconnés par (entre autres) les groupes armés rebelles installés illégalement dans ce parc couvrant 600 000 hectares. Même carnage chez les chimpanzés – que leur curiosité rend très faciles à capturer – ou les éléphants, chassés comme trophées et exportés jusqu’en Chine ou au Yémen… En 1997, vu ces massacres, ce site du patrimoine mondial de l’Unesco a été rétrogradé au statut de patrimoine en « péril ». « Nous y sommes encore, mais à travers nos différents partenariats, nous pensons que nous pouvons quitter ce statut dans le futur », assure le coordonnateur des activités du PNKB Séguin Caziga Bisuro, au QG du parc, au QG aménagé à l’orée du parc à Tshivanga.

Soutien belge

La Banque allemande de développement soutient ainsi financièrement le parc tandis que l’ONG Wildlife Conservation Society (WCS) le cogère avec l’État congolais. Et depuis 2022, le PNKB fait aussi partie intégrante du projet One Health, financé par la Coopération belge, et mis en œuvre par Vétérinaires sans frontières (VSF) Belgique et Médecins du monde (MDM) Belgique, qui vise à restaurer la biodiversité du parc, y appuyer l’organisation des patrouilles et à former les agents et écogardes à la surveillance de la faune et des maladies transmissibles entre l’homme et les animaux du parc.

Désormais, les populations de gorilles sont en hausse : les naissances dépassent les décès, même si un recensement précis doit encore le confirmer dans les prochains mois (le dernier date de 2018). « Au cours de ce trimestre, nous avons eu deux nouvelles naissances, se félicite Juvénal Muganga, dans son uniforme gris et béret vert d’écogarde. Nous avons 5 à 6 bébés de moins d’un an, dans les différentes familles. Dans le parc, la population des gorilles a commencé à augmenter vers 2009-2010, quand la guerre a perdu en intensité. La population est passée d’environ 120 à environ 170 individus. Nous sommes donc fiers. Nous, les écogardes, faisons un travail très dangereux, mais nécessaire, celui de protéger cette nature. »

Toute la famille tuée

Au PNKB, tous l’admettent : les pressions sur la biodiversité sont toujours bien présentes. Et elles sont très nombreuses. Ainsi, certaines zones du parc sont toujours hantées par des groupes armés, dont le M23 et des milices formées d’ethnies locales ou de réfugiés hutus, qui convoitent les ressources du PNKB. Il y a quelques semaines, un écogarde a d’ailleurs été tué par un membre d’un de ces groupes armés qui avait recruté des centaines d’habitants pour exploiter les bois et les minerais. Des formations se trouvent toujours dans la zone dite de la « basse altitude » du PNKB, cherchant l’or ou l’ivoire des éléphants pour financer leur armée, sans compter les plus petits groupes rebelles à l’affût de ressources « faciles », sous forme de trophées ou de viande à commercialiser.

« Les chimpanzés sont revendus comme animaux de compagnie. Mais pour avoir le bébé chimpanzé, ils exterminent toute sa famille« , se désole Luc Itongwa, soigneur du sanctuaire de Lwiro, aménagé en lisière du parc, qui accueille dans des enclos arborés les animaux « rescapés » du braconnage du parc de Kahuzi-Biega mais aussi du reste du pays.

Pauvreté des riverains

Un autre braconnage pratiqué par les riverains recourt à des pièges à petits mammifères, revendus ou directement consommés. À travers le parc, les trous dans la terre signalant une exploitation artisanale de minerais ne sont en outre pas rares : les habitants quittent leur village pour pénétrer illégalement dans le PNKB pour y chercher de l’or ou du coltan… « Comme menaces, on peut aussi citer la carbonisation (coupe du bois pour en faire du charbon) et le bois de chauffe, collectés dans le parc, ajoute encore Séguin Caziga Bisuro. Et il y a aussi la démographie galopante de la zone et la pauvreté des habitants autour du parc… » Pour les ONG travaillant dans la zone comme MDM et VSF, la précarité économique des riverains du PNKB est d’ailleurs indissociable des pressions multiples sur la biodiversité du parc. Ici, environ 85 % des habitants sont en dessous du seuil de pauvreté, contre quelque 70 % dans le reste de la RDC. « Les multiples ressources que l’on retrouve ici attirent la population très pauvre. Carbonisation, chasse, minerais… Si les gens font tout cela, c’est pour chercher des moyens financiers », résume Jean-Pierre Mandevu, chef de projet One Health pour Médecins du monde.

« Aller chercher du bois dans le parc, je sais que c’est illégal, mais je n’ai pas le choix financièrement, c’est la seule manière pour moi de pouvoir faire la cuisine« , témoigne ainsi Patience, jeune éleveuse de chèvres, devant sa maison au sol de terre, construite à la lisière du parc. Son voisin Albert avoue, lui, consommer la viande de brousse braconnée et vendue aux villageois, pour « économiser » son cheptel.

Entrailles crues en guise de médicament

Quant à Gervais Mwendanabo, il fait partie des Batwa, peuple autochtone pygmée qui habitait autrefois dans la forêt, mais qui a dû la quitter lorsqu’elle est devenue parc national en 1970 – et ce, sans recevoir de terres en contrepartie, bien que cela soit désormais envisagé. Puisqu’« il n’a pas de champ », ce jeune père de famille, en toute illégalité, se rend donc dans « la forêt de ses ancêtres », pour relever les pièges, dont il assure qu’ils ont été posés par d’autres – « les Hutus et les Tembos »-, et se servir en gibier. Antilopes, écureuils, ou sangliers lui servent à se nourrir. Mais pas seulement : les animaux, en particulier les entrailles consommées crues, servent de « médicaments » aux Batwa. « La viande de la forêt est naturelle, elle n’est pas traitée, donc elle peut nous traiter aussi. Et le médecin, c’est trop cher… »

Les écogardes, moins de 200 au total, confient ne pas parvenir à surveiller la totalité de la superficie du parc, qui couvre trois provinces. Pour resserrer les mailles du filet, le PNKB demande donc à ses partenaires belges de l’aider à renforcer les patrouilles de surveillance dans l’ensemble du parc, y compris en basse altitude, où se trouvent des groupes armés, mais aussi des éléphants et d’autres groupes de gorilles de Grauer dont on estime difficilement la population.

Ces patrouilles sont en effet pour l’instant surtout concentrées dans les 60 000 hectares (sur 600 000) de la partie dite « de haute altitude », afin de sécuriser cette zone où se trouvent les touristes, qui, par groupes limités (actuellement moins de 50 personnes par mois), viennent observer les gorilles dans la nature.

Sécurité sanitaire mondiale

Cet appel à l’appui belge est enfin une question de sécurité sanitaire, insiste le PNKB, qui veut accentuer la sensibilisation des populations sur les risques entraînés par le braconnage et la déforestation, en particulier quant à l’émergence de zoonoses, ces maladies transmissibles entre l’homme et l’animal. « Ces animaux sauvages, mammifères et rongeurs de la forêt, sont des réservoirs de virus transmissibles à l’homme ou au bétail, alerte le vétérinaire Issa Ilou, directeur de VSF RDC. Dans un milieu sauvage sain, la circulation de virus a pour effet que la maladie ne s’exprime pas de façon grave car elle se ‘dilue’entre les réservoirs des différents mammifères (le virus se trouve surtout dans des hôtes où il ne peut pas se reproduire). Mais quand la biodiversité diminue, cet effet de dilution se réduit (le virus se trouve surtout dans des hôtes qui lui sont sensibles). Or, à Kahuzi-Biega, il y a une tension extrême sur la forêt. En termes de potentielle émergence d’une pandémie zoonotique – on a vu avec le Covid, qu’avec les transports actuels, cela peut se transmettre très vite à travers le monde -, on se trouve ici face à un véritable cocktail, une bombe sur le point d’exploser. Peut-être d’ailleurs, étant donné l’insuffisance du système de santé local et la faiblesse des capacités diagnostiques, n’a-t-on pas vu qu’elle a déjà explosé. »