SOUDAN DU SUD : CES PÊCHEURS QUI VIVENT SUR DES ÎLES CONSTRUITES DE LEURS MAINS


Le Soudan du Sud sous les eaux. Dans la plaine du Nil, des habitants résistent à l’avancée des marécages en érigeant des plateformes d’herbe et de terre.

Des jacinthes et des amas de tiges mortes dérivent sur l’eau grise, égayant l’immensité humide d’où dépassent des toits de maisons abandonnées et de grands arbres dépourvus de feuilles. Entre les herbes et les papyrus aux fleurs cotonneuses, mille canaux serpentent. L’espace est plat, un brin monotone. C’est le Sudd : une étendue marécageuse qui se répand dans la plaine inondable du Nil, au cœur du Soudan du Sud, et rogne toujours plus les terres habitables.

Sous l’effet des inondations records des deux dernières années, des centaines de milliers d’habitants ont dû fuir la montée des eaux dans le pays. Beaucoup de bergers n’ont plus accès à leurs pâturages, inondés, et ont dû migrer vers le sud. Mais tous les riverains du Sudd ne sont pas partis : un peu plus d’un millier de pêcheurs résistent encore tant bien que mal à ces eaux qui montent, qui montent…

Le long du Nil blanc, à une trentaine de kilomètres au nord de la ville de Bor, les Akwak, un clan de pêcheurs dinka, s’accrochent coûte que coûte à leurs terres, pourtant déjà complètement recouvertes d’eau. Ils habitent sur des îlots. Celui où vivent Michael Malueth Mangok et les siens fait à peine 70 m2. Au centre, une enfant joue à la marelle : à chaque saut, le sol s’enfonce et rebondit, apparemment mou et creux.

La famille n’est en effet pas établie sur la terre ferme, mais sur un « daal », une plateforme construite pour conserver un espace habitable émergé. « J’ai appris cette technique de mes grands-parents », explique Michael Malueth Mangok. Entré dans l’eau jusqu’à la taille, il montre combien il a fallu empiler de couches d’herbes et de sol afin d’ériger, à mains nues, ce havre de terre sèche : un socle de plus d’un mètre de hauteur pour soutenir la maison. Des troncs de palmiers ont été ajoutés pour sceller l’édifice et éviter que le sol ne soit érodé par le courant.

« Ce qui compte pour nous, ce sont les canoës »

A l’arrière de l’île, le patriarche sec et musclé pointe les quelques pieds de maïs qu’il a plantés sur la zone habitable, puis se tourne vers l’étendue de hautes herbes qui baignent dans l’eau. « On cultivait jusque là-bas, regrette-t-il. Mais rien n’a tenu, nos manguiers non plus. Maintenant, on n’a que la vente de poissons pour s’acheter des céréales. » Les jacinthes d’eau ont beau pouvoir être séchées puis transformées en farine, elles ne suffisent guère.

A l’avant de l’îlot, les canoës de la famille sont amarrés à un tronc de palmier qui fait office de quai. L’un des bateaux, en matériel de synthèse, est endommagé. L’autre, une pirogue étroite taillée dans un tronc, porte la marque de réparations récentes, avec de la tôle clouée pour boucher des fissures.

A un prix de 300 000 livres (environ 580 euros), difficile d’acquérir un nouveau canoë. « C’est très cher pour nous », se plaint Michael Malueth Mangok, qui aimerait en acheter un pour augmenter la quantité de poisson pêchée quotidiennement. Car contrairement aux autres Dinka, des bergers dont le prestige n’a d’égal que la taille et la beauté des troupeaux, « nous n’accordons aucune valeur aux vaches », dit-il : « Ce qui compte pour nous, ce sont les canoës ! »

Des hommes érigent une île avec de la terre. FLORENCE MIETTAUX

Alors Michael Malueth Mangok passe une partie de son temps assis face au fleuve qui coule inlassablement, dans l’attente de voir un hypothétique client passer en bateau. « Parfois, on n’en a pas pendant un mois », avoue-t-il. Aller à Bor pour vendre le poisson n’est pas simple : il faut ramer une douzaine d’heures pour remonter le courant et atteindre la ville. Un trajet qu’on ne fait qu’en cas d’urgence médicale, en dernier recours, car il n’y a « aucun hôpital le long du Nil », déplore-t-il.

Les familles de pêcheurs se répartissent sur une cinquantaine d’îles. On se rend visite en canoë et c’est également grâce à ces barques que les enfants ont pu être scolarisés pour la première fois dans l’histoire de la communauté, à partir de 2015. Mais le seul enseignant a quitté les lieux en 2019, à cause de la montée des eaux, et l’école a fermé.

« Nous sommes une communauté négligée », déplore Makech Kuol Kuany, le chef des Akwak, un guide précieux dans cette partie du Sudd qu’il connaît comme sa poche ; il sait où mène chaque canal, chaque embranchement dans la végétation. « Nous sommes plus pacifiques que ceux qui gardent des troupeaux », tient-il pourtant à souligner. Une allusion aux conflits qui déchirent le Soudan du Sud depuis des décennies.

Les enfants ne courent pas, ils nagent

Sur l’île où la communauté s’est rassemblée en ce jour de septembre, les hommes défont les nœuds et plient méticuleusement les filets de pêche. Du poisson sèche, coupé en longues lamelles, près du feu où bout une grosse bouilloire de café. Dans cet environnement où l’eau règne, on cuisine en brûlant des tiges de papyrus séchées, ramassées dans les marécages. Les enfants ne courent pas, ils nagent.

Makech Kuol Kuany, le chef des Akwak. FLORENCE MIETTAUX

La lutte contre l’eau implique une activité physique constante. « Nous sommes épuisés par ce travail incessant, les femmes ne tombent plus enceintes ! », se plaint Nyankor Gwech Biar, une sage-femme traditionnelle. Car tous les jours, il faut continuer de bâtir l’île, creuser le sol dans le marécage et le jeter à pleines poignées sur la plateforme pour la rehausser et l’élargir constamment.

Peter Mabior Ajith, un père de famille, se souvient du jour où « la vague » d’août 2020 a frappé. « Il était 8 heures du matin. L’eau a tout submergé d’un coup. Nous avons mis les enfants dans les canoës en attendant que la pluie s’arrête. Puis nous avons construit un petit îlot, que nous avons élargi jour après jour. Il nous a fallu dix mois pour construire cet espace », explique-t-il en montrant le reste de l’île, qui doit désormais mesurer 100 m2.

Il est bien loin le temps où « les bergers venaient de Bor à pied, quand nos terres étaient des camps de bétail saisonniers, se souvient Panchol Kuol, un ancien. Ça nous manque, car nous échangions du lait avec eux ! » Ces temps semblent bel et bien révolus. Un niveau record du Nil a été mesuré à Juba samedi 25 septembre – une « vague » qui mettra dix jours pour arriver jusqu’aux îles Akwak et, peut-être, les submerger encore une fois. « Nous n’avons jamais vu de telles inondations de nos vies. Si l’eau monte de nouveau, nous risquons d’être vaincus et nous n’aurons nulle part où aller », s’inquiète l’ancien, sans pour autant baisser les bras.



Par Florence Miettaux (Bor, Soudan du Sud, envoyée spéciale) © LE MONDE AFRIQUE