LA VIANDE DE SINGES, D’ANTILOPES OU DE PANGOLINS S’ARRACHE TOUJOURS EN RDC, MALGRÉ LES RISQUES DE MALADIE


Alors que de plus en plus d’espèces sont menacées d’extinction du fait de la surchasse et de la déforestation, la demande de viande de brousse ne faiblit pas et le braconnage s’intensifie.

Deux porcs-épics, deux antilopes pas plus hautes qu’un lévrier et trois macaques boucanés. Dans la pénombre de sa case, Jean-Paul Ebao montre le fruit de sa dernière battue – trois jours passés « en brousse », dans une forêt de l’Ituri, une province du nord-est de la République démocratique du Congo (RDC). Corps vif et sec dans une chemise élimée, l’homme est chasseur professionnel. Armé de sa carabine, de cartouches « double zéro » ou de munitions qu’il fabrique lui-même avec des plombs et du soufre d’allumettes, il arpente régulièrement la jungle qui s’étend derrière son village de Bayenga. « Cette semaine, j’ai marché quatre heures avant de pister ma première antilope », raconte le quadragénaire.

Surchasse et déforestation obligent, la viande de brousse est devenue une denrée rare ces dernières années en RDC. D’après le dernier « Rapport planète vivante » du Fonds mondial pour la nature (WWF), publié en septembre, les populations d’animaux sauvages ont chuté de 65 % en Afrique en l’espace de cinquante ans. Dans le seul bassin du fleuve Congo, entre 5 et 10 millions de tonnes de viande sont prélevées chaque année. Eléphants, rhinocéros, okapis, primates et quantité d’autres espèces y sont en grave danger d’extinction.


En l'absence de surveillance de la part du gouvernement, ces espèces en danger sont régulièrement tuées. Il n'est pas rare de trouver de la viande de bonobos et de pangolins sur certains marchés du pays. THOMAS NICOLON / REUTERS

Jusqu’aux années 1970, la faible densité humaine et la relative inaccessibilité de la forêt équatoriale assuraient à la faune une certaine protection. Mais la pression démographique s’est accélérée. En quatre-vingts ans, la population congolaise a décuplé, passant de 10 millions d’habitants en 1940 à 100 millions aujourd’hui. Avec plus de six enfants par femme, le taux de fécondité reste très élevé dans les villages. Les exploitations minières ou forestières qui se développent ont également contribué à accroître la population dans des régions autrefois isolées, où de nouvelles pistes sont tracées et de nouvelles parcelles déboisées, accélérant la destruction des habitats naturels.


« Il n’existe aucun contrôle sanitaire »

Ce bouleversement des écosystèmes a de graves conséquences sur l’ensemble du vivant. La promiscuité inédite entre les hommes et les animaux de la forêt profonde engendre de nouvelles maladies. Le coronavirus responsable de la pandémie de Covid-19 qui a débuté en Asie en est l’exemple le plus spectaculaire. Si, pour l’instant, aucune étude n’a clairement établi de lien direct avec un animal sauvage, le génome du SARS-CoV-2, à l’origine de l’épidémie, a été identifié comme étant à 96 % identique à celui d’un virus de chauve-souris (le RaTG13). Reste à déterminer comment il a franchi la barrière d’espèce avec l’homme.


Bien qu'il travaille pour un organisme gouvernemental, Mohamed Esimbo Matongu, 61 ans, confirme ces propos : "Quand j'étais adolescent, je n'avais pas à parcourir plus de 10 km pour trouver des animaux. Mais maintenant, je dois faire jusqu'à 40 km pour trouver un terrain de chasse décent." Lui-même, pour subvenir aux besoins de sa famille, quitte son domicile à Mbandaka, dans l'ouest du pays, une fois par mois pour chasser les animaux sauvages. THOMAS NICOLON / REUTERS

Le pangolin, une espèce chassée dans les forêts du bassin du Congo, a d’abord été soupçonné d’être cet « hôte intermédiaire ». Mais cette piste est remise en cause aujourd’hui. « Le taux d’identité entre les séquences de SARS-CoV-2 et celles issues du pangolin n’atteint que 90,3 %, ce qui est bien inférieur aux taux habituellement observés entre les souches infectant l’humain et celles infectant l’hôte intermédiaire », déclarait en octobre le virologue Etienne Decroly, spécialiste des virus émergents au CNRS à Marseille. Reste que le risque de transmission de pathologies de l’animal à l’homme demeure élevé du fait de cette nouvelle promiscuité. Cela a été le cas pour le VIH (le virus du sida se serait transmis par voie sanguine après qu’un chasseur se fut blessé en coupant de la viande infectée dans la forêt du bassin congolais) ou pour le virus Ebola, qui se transmet par les fluides corporels.

« Malgré cela, les Congolais disent ne pas avoir peur de tomber malade en consommant de la viande de brousse », signale Karen Saylors, anthropologue américaine ayant travaillé plusieurs mois sur la transmission des maladies du gibier à l’homme. Dans son bureau à Kinshasa, la chercheuse explique :

« Les habitants ne croient pas que les animaux sauvages puissent transmettre des maladies, bien qu’il n’existe aucun contrôle sanitaire pour cette viande. Elle arrive dans les villes de manière informelle et est vendue directement sans être examinée par le moindre vétérinaire. »


Porcs-épics, petits singes, crocodiles…

Pour s’en convaincre, il suffit de se rendre au marché du port fluvial de Ndolo, à Kinshasa. Allées boueuses, cohue spectaculaire, pousse-pousse chargés de marchandises, dockers pressés, motos pétaradantes, odeurs de fruits mûrs et de poissons salés, musique partout. Sous les parasols bariolés, les étals exposent tout ce qui peut être produit à l’intérieur du pays en termes de nourriture, débarquée des barges grabataires qui circulent tant bien que mal sur le fleuve Congo. Dans une allée, des échoppes vendent du porc-épic, du cochon sauvage, des quartiers de buffles, des petits singes, des tortues ou même de jeunes crocodiles encore vivants.

THOMAS NICOLON / REUTERS

« Nos clients n’expriment pas de scrupules à consommer ces animaux, dit une vendeuse. Leur chair a un goût fort, presque épicé. Elle est très protéinée, elle rend fort. »

Surtout, au fur et à mesure que la viande de brousse se raréfie, son coût augmente. La demande, qui ne tarit pas à Kinshasa, incite les braconniers professionnels à intensifier leurs campagnes de chasse, sans respecter les périodes de reproduction ni aucune règle de pérennité des espèces. Devenue plus lucrative, la chasse commerciale se développe dans des proportions insoutenables, notamment dans le but d’alimenter les trafics qui s’intensifient à l’échelle mondiale. Le WWF estime que 3 millions de tonnes de gibier sont prélevées chaque année dans la forêt congolaise rien que pour ce commerce illégal. Le reste est consommé par les habitants des zones forestières ou, plus généralement, des villes.

« La chasse et le commerce de viande constituent les principales menaces pour 85 % des primates et des ongulés », avance le Belge Alain Huart, coordonnateur du programme agriculture et forêt du WWF. Pour ce spécialiste du développement rural, la priorité pour protéger la faune est, sinon de limiter la consommation de protéines animales, du moins de remplacer la consommation d’animaux sauvages par l’élevage et la pisciculture. « Non seulement cette option offre un accès aux protéines sans nuire à la faune, mais les déjections des animaux élevés permettent d’enrichir la terre et donc d’améliorer les rendements des cultures agricoles sans avoir à réaliser de nouveaux brûlis. »


Sur les étals des marchands sont proposés des morceaux de crocodiles, de varans, de singes, d'antilopes… THOMAS NICOLON / REUTERS

« Ils tirent sur tout ce qui bouge »

Le président Félix Tshisekedi, au pouvoir depuis janvier 2019, a évoqué à plusieurs reprises son souhait de développer le secteur agricole, et notamment l’élevage, pour atteindre l’autosuffisance alimentaire. Un grandiloquent « plan stratégique de la pêche et de l’élevage » a été annoncé pendant l’été pour la période 2020-2022.

« Nous n’avons pas forcément besoin de projets de grande envergure », tempère Bodrick Boalé, étudiant en sciences de l’environnement, qui participe au Projet agricole rural de conservation du complexe de la Salonga (Parccs), mené avec l’ONG italienne ISCO et le WWF :

« Nous encourageons plutôt les petits élevages menés dans des fermes familiales. Ils demandent peu d’investissements et sont accessibles à tous, y compris aux femmes. Si ces initiatives sont suffisamment nombreuses, elles pourraient répondre à la demande en viande des villes, tout en permettant le développement économique et social du monde rural. »

En attendant, Jean-Paul Ebao voit de plus en plus d’étrangers sillonner son coin d’Ituri. « Ils arrivent de loin, restent quelques jours ou quelques semaines et tirent sur tout ce qui bouge. Ils n’ont qu’un objectif : rapporter un maximum de viande pour la vendre en ville », se désole le chasseur, contraint de s’enfoncer de plus en plus profondément dans la forêt.


 

© lemonde.fr/afrique — Par Guillaume Jan