CATASTROPHE FERROVIAIRE AU CAMEROUN : LA MYSTÉRIEUSE DISPARITION D’UN RAPPORT DÉFAVORABLE AU GROUPE BOLLORÉ


Au Cameroun, l’accident d’un train affrété par une filiale du groupe Bolloré, qui avait fait 79 morts en octobre 2016, suscite toujours des questions. Un rapport d’expertise sur les causes de cette catastrophe ferroviaire n’a jamais été transmis à la justice.

Trois ans après les faits, le tragique accident d’un train de Camrail continue de susciter des questions au Cameroun. Fin 2018, le tribunal a jugé « pénalement responsable » la compagnie de chemin de fer – une entreprise contrôlée à 77,4 % par le groupe français Bolloré et à 13,5 % par l’État camerounais. Mais les déclarations d’un expert français sont venues récemment semer le trouble. Pierre Cerutti, dirigeant d’un cabinet d’expertise mandaté par les autorités camerounaises pour enquêter sur ce drame, a suggéré dans une lettre ouverte adressée en octobre 2019 à Paul Biya, président du Cameroun, que les juges n’avaient pas eu en main toutes les cartes nécessaires. Selon lui, la procédure judiciaire a même connu des « irrégularités ».

Officiellement, 79 personnes ont été tuées et 600 autres blessées dans cet accident survenu le 21 octobre 2016. Plusieurs des 17 wagons se sont détachés et écrasés dans un ravin, à Eséka, localité située à mi-chemin entre Yaoundé, capitale politique, et Douala, capitale économique du Cameroun. Le convoi roule alors à une vitesse plus de deux fois supérieure à celle autorisée (40 km/h). Juste avant le départ, huit voitures sont ajoutées pour faire face à un afflux inhabituel de voyageurs, en raison d’une interruption du trafic routier entre Yaoundé et Douala. Juste après le déraillement, des experts et des rescapés émettent l’hypothèse d’un freinage défaillant.

La principale information apportée par M. Cerutti dans sa lettre à Paul Biya concerne l’un de ses rapports d’expertise. Installé en région parisienne, le cabinet Cerutti a été engagé comme expert international par une commission d’enquête créée par les autorités, afin de faire la lumière sur la catastrophe. Le 21 novembre 2016, il transmet à cet organe, présidé par le Premier ministre camerounais, un premier rapport de 19 pages, intitulé « rapport d’étape ». Le cabinet Cerutti y précise dans l’introduction qu’un « rapport définitif » sera « établi dans un délai maximum de trois mois ». Le cabinet poursuit sa mission et envoie en février 2017, à la présidence du Cameroun, 46 exemplaires du rapport annoncé, explique M. Cerrutti dans sa lettre ouverte au président Biya. Ce travail est adressé « à l’attention d’un haut commis de l’État ». Que s’est-il passé ensuite ? M. Cerutti révèle dans sa lettre avoir appris, plusieurs mois plus tard, qu’aucune de ces 46 copies n’a été, comme il l’aurait fallu, communiquée à la justice. Le rapport a « totalement disparu », écrit-il.


Des passagers du train Camrail se fraient un chemin après l'accident ferroviaire, le 21 octobre 2016, dans le centre du Cameroun. AFP

Des déclarations « fantaisistes », selon Camrail

Le tribunal d’Eséka, qui a conduit le procès et rendu ses conclusions en 2018, n’a pas disposé de ce document de 70 pages. Il n’a travaillé que sur le « rapport d’étape » du cabinet Cerutti, tout comme les conseils des victimes – lesquels n’ont jamais reçu de copie de ce rapport provisoire et ont tout juste pu le consulter « sommairement », indique l’un d’eux. De son côté, Camrail affirme n’avoir pas eu connaissance de l’existence du rapport définitif avant la publication de la lettre ouverte de M. Cerutti.

Que dit le rapport d’étape ? Que l’accident est la « conséquence d’une accumulation d’erreurs et de négligences » de la part de Camrail. Il en énumère cinq : « Formation d’un convoi surchargé ; freinage défaillant de nombreuses voitures (…) ; neutralisation par les services d’entretien de la société Camrail du frein rhéostatique de la motrice ; absence de vérification sérieuse de la continuité de freinage de la rame avant son départ de Yaoundé ; non prise en compte, par la direction technique de la société Camrail, des réserves émises par le conducteur. » Camrail a contesté ces affirmations : elle avance plutôt « l’hypothèse d’une défaillance ou d’un défaut de conception » d’une partie des wagons « comme cause de l’accident ».


Le rapport « disparu » pointe des erreurs supplémentaires de Camrail

« Ce rapport définitif n’a pas été versé au dossier judiciaire. Dans l’intérêt du groupe Bolloré ou des victimes ? », s’interroge aujourd’hui Michel Voukeng, membre d’un collectif d’avocats qui défend 228 victimes de l’accident. En 2018, le tribunal d’Eséka a condamné Camrail à payer une amende de 500 000 francs CFA, soit 762 euros. Il a aussi jugé coupables d’« homicides et blessures involontaires » et d’« activités dangereuses » onze employés – qui ont en majorité gardé le silence pendant le procès.

Le tribunal a infligé les plus lourdes peines au conducteur du train et au chef de la sécurité de Camrail de Yaoundé, soit respectivement cinq ans et trois ans de prison ferme. Les deux hommes, de nationalité camerounaise, n’ont toutefois pas été placés en détention : ils sont en fuite. D’après plusieurs sources, le conducteur s’est exilé au Canada. Le directeur général, un ressortissant belge, a écopé de six mois de prison avec sursis. Les juges ont aussi fixé des indemnités à verser aux victimes. Mais ces dernières les ont estimées très insuffisantes. Un collectif d’avocats représentant 60 rescapés et familles de personnes décédées demandait par exemple 2 milliards de francs CFA (3 millions d’euros) mais n’en a obtenu que 50 millions (76 000 euros).


Les rescapés se tiennent à côté des wagons déraillés après l’accident d’un train a l’entrée de la gare Eseka, au Cameroun, 21 octobre 2016.

Outre le fait qu’il est plus détaillé et précis que le rapport d’étape, le rapport « disparu » – que Basta ! a pu consulter – soutient que le nombre de voyageurs du train communiqué par Camrail a été sous-estimé. Il liste également trois « erreurs et inconséquences » supplémentaires qui auraient été commises par Camrail. À savoir : une « non prise en compte par la hiérarchie de Camrail des graves anomalies signalées en rouge dans le rapport du service matériel » ; un « ordre écrit donné au conducteur par le responsable de la sécurité de prendre le départ en dépit des graves défectuosités précitées » ; le « choix finalement fait par le conducteur d’obéir en dépit du danger aux ordres inconséquents qui lui avaient été donnés par sa hiérarchie ».


Près de 80 personnes sont mortes dans le déraillement d'un train entre Yaoundé et Douala, au Cameroun, le 21 octobre 2016. Stringer, AFP

Une mission d’expertise judiciaire sous pression ?

Autre incident dont Pierre Cerutti rend compte dans sa lettre : un « haut cadre de Camrail » aurait « tenté de les influencer », ses deux collaborateurs et lui, pendant leur mission d’expertise judiciaire à Yaoundé, en novembre 2016. Dans une déclaration écrite produite au lendemain des faits, le 21 novembre 2016, à la police judiciaire de Yaoundé, il certifie avoir été approché par une personne qui lui « a remis une enveloppe en provenance du président du conseil d’administration de la société Camrail », en lui « indiquant qu’il y avait à l’intérieur un rapport ». Cette personne « m’a fait signer un reçu, puis m’a indiqué que (…) le président du conseil d’administration de la société Camrail souhaitait un entretien téléphonique avec moi, et ceci, avec insistance », a relaté M. Cerutti à la police.

Bolloré Railways conteste ces affirmations : il est « fantaisiste » d’entendre « que l’un de nos cadres aurait tenté d’influencer cet expert », explique-t-elle. La multinationale va plus loin : selon elle, il y a une « étrange concomitance » entre « cette polémique suscitée par un expert » et « le harcèlement dont le groupe Bolloré, actionnaire principal de Camrail, fait l’objet au Cameroun ». Elle évoque de « multiples campagnes de dénigrement qui tentent chaque fois de construire, par contrevérités ou même par mensonges, de faux dossiers » pour « saper la réputation et la présence du groupe Bolloré au Cameroun ».

Bolloré Railways établit ainsi un lien entre les déclarations de M. Cerutti et un conflit qui oppose depuis plusieurs mois le groupe Bolloré au Port autonome de Douala (PAD), entreprise publique. Avec le Danois A.P. Moller-Maersk, le groupe français a géré pendant quinze ans l’unique terminal à conteneurs de ce port, porte d’entrée de l’Afrique centrale. Mais les deux associés ont été écartés du processus de renouvellement de cette concession, mené par le PAD – leur candidature n’a pas été retenue à l’issue du premier tour de sélection. Ils ont décidé de contester la procédure devant le tribunal administratif de Douala.

La question est désormais de savoir si les révélations de M. Cerutti auront un impact sur la suite de la procédure. Car le dossier Camrail est loin d’être clos : il reviendra dans l’actualité judiciaire au cours des mois prochains avec un procès en appel – pour lequel aucune date n’a encore été fixée. Les parties civiles ont fait appel « dans l’espoir d’un changement de paradigme qui prendrait en compte l’intérêt des victimes », indique Michel Voukeng. Selon l’avocat, le processus d’indemnisations mené jusqu’ici est un « simulacre ». Un avocat de Camrail a de son côté affirmé qu’il était « l’un des plus crédibles au monde ». La compagnie de chemin de fer a elle aussi fait appel du jugement, dénonçant « l’absence d’expertise qualifiée et compétente ». Depuis l’accident, le service de train rapide InterCity Yaoundé/Douala n’a jamais été relancé.


 

 

Par Fanny Pigeaud / Src : https://www.bastamag.net