LIBERIA : POURQUOI UNE SOCIÉTÉ ÉMIRATIE ACHÈTE 10% DE LA SUPERFICIE DU PAYS ?


Une entreprise émiratie s’apprête à racheter environ 1 millions d’hectares de forêts au Liberia sous la forme de crédits carbones. Quelle est la finalité de cette pratique et permet-elle réellement de protéger l’environnement ? Éléments de réponse.

Le Liberia peut-il vendre ses forêts à d’autres pays ou sociétés ? Le pays est sur le point d’accorder des droits exclusifs à une société privée des Émirats arabes unis (EAU) sur un million d’hectares de forêts. Cela représente environ 10% de la superficie totale du Liberia. La société émirati Blue Carbon LLC devra commercialiser des crédits carbones obtenus à partir de projets de reforestation ou de conservation de la forêt.

Comment fonctionne le crédit carbone ?

  • Il s’agit d’un procédé pour permettre aux pays d’atteindre leurs objectifs de réductions d’émissions de gaz à effets de serre ou de séquestration de ces émissions. 
  • Ce système est fondé sur le marché en proposant une incitation économique en l’échange de réductions ou de séquestration d’émissions. 
  • Un crédit carbone correspond à une tonne de CO2 évitée ou séquestrée. 
  • Les crédits carbones peuvent être vendus à des collectivités, des particuliers ou des entreprises. 
  • Pour qu’un projet fonctionnant grâce aux crédits carbones soit certifié, il doit respecter 5 critères. 
    • D’abord, il faut montrer que le projet n’est pas viable sans le financement à travers la vente des crédits carbone.
    • Il faut que la quantité de CO2 séquestrée ou évitée puisse être mesurée. 
    • Il faut pouvoir vérifier chaque année la quantité de CO2 évitée ou séquestrée. 
    • Le projet doit s’inscrire dans la durée. 
    • Les crédits carbone relatifs au projet en question doivent être inscrits sur un registre unique. 

Blue Carbon LLC est une société émirati fondée par cheikh Ahmed Dalmook Al Maktoum, membre de la famille royale de Dubaï. L’entreprise s’engage “à aider les entreprises et les services publics gouvernementaux à définir leurs cadres durables pour faciliter le passage à une économie à faible émission de carbone et atteindre leurs objectifs Net Zero en conformité avec la transférabilité des crédits en vertu de l’article 6 de l’Accord de Paris”, indique Blue Carbon sur son site internet.

Une transaction isolée ?

Le Liberia n’est pas le seul pays du continent africain à s’intéresser au marché des crédits carbones. Le Gabon a été le premier pays du continent à regarder ce dossier. Il a été suivi par le Ghana. En décembre 2022, le pays a obtenu 486,2 millions de dollars en guise de premier paiement pour la vente de crédits carbone. Il s’agit d’un projet débuté en 2010 pour stocker du carbone dans des réserves forestières dans le pays.

Par ailleurs, la société Blue Carbon est également en pourparlers avec la Zambie et la Tanzanie. Le 8 février 2023, le gouvernement zambien signe un protocole d’accord avec Blue Carbon, afin de mettre en place des projets d’élimination du carbone dans le secteur forestier. 8 millions d’hectares de forêt zambienne sont concernés par cet accord. 

Au Zimbabwe, à proximité du lac Kariba, la conservation de la faune coexiste avec la vente de crédits carbone. Le projet Kariba, qui s’étend sur 785 000 hectares de forêt, a généré plus de 100 millions d’euros de la vente de crédits carbone depuis 2011.  Le programme né d’un partenariat entre une entreprise locale (Carbon green investment, CGI) et un développeur de crédits carbone basé en Suisse (South Pole) inclut outre la protection des arbres, l’apiculture et l’écotourisme, en impliquant les communautés locales. Des multinationales comme Nestlé ou même Gucci ont investi. Désormais une partie de cette manne, inespérée pourait d’atterrir dans les caisses de l’État libérien.  Celui-ci veut imposer un prélèvement de 50% des revenus des projets de compensation d’émissions carbone.

Un mode de fonctionnement tenable ? 

L’accord entre le Liberia et Blue Carbon suscite toutefois des inquiétudes. Dans un communiqué relayé par le quotidien français Le Monde, la Coordination indépendante de la surveillance des forêts prévient que “s’arroger des droits sur du carbone pour les commercialiser aurait des conséquences directes pour les populations en les privant de décider de l’utilisation de leurs terres. Le gouvernement doit avoir conscience qu’il se mettrait en infraction des lois sur les droits fonciers s’il considérait qu’il peut vendre le carbone de forêts qui ne lui appartiennent pas.”

Pour la fondatrice de l’ONG néerlandaise Fern spécialisée dans l’analyse des politiques forestières Saskia Ozinga, “il existe un risque évident de greenwashing.” Elle rapporte au quotidien Le Monde que “nous redoutons que l’accord avec Blue Carbon ne soit pas le bon choix pour le pays”, en raison des liens entre la société et la famille royale de Dubaï, “dont les activités se concentrent principalement dans la production des énergies fossiles.”

Le Liberia espère profiter de cet accord pour ralentir la déforestation. Selon Global Forest Watch, le pays a perdu 150 000 hectares de forêt naturelle en 2022, ce qui correspond à 95,4 millions de tonnes de CO2. Cependant, selon une enquête publiée en janvier 2023 par l’agence de presse anglophone Associated Press, l’agence gouvernementale chargée de la protection des forêts était derrière plusieurs opérations illégales. “Depuis 2000, la déforestation a fait disparaître quelque 22 % du couvert forestier du pays, en grande partie à cause de la pression exercée par l’exploitation forestière et les petites exploitations agricoles”, révèle l’enquête.