EN CÔTE D’IVOIRE, LA CHASSE AU « KADHAFI », NOUVELLE DROGUE EN VOGUE CHEZ LES JEUNES


Popularisé par une chanson du groupe 100 Papo et les réseaux sociaux, le mélange à base de Tramaking et d’alcool se répand dans les quartiers les plus modestes.

Douze ans après la mort de l’ex-dictateur libyen, le nom de Kadhafi est sur toutes les lèvres en Côte d’Ivoire. Pas pour célébrer le dirigeant défunt, mais pour désigner une drogue qui se propage parmi la jeunesse, commercialisée sous forme de comprimés et souvent consommée avec de l’alcool, pour en décupler l’effet sédatif.

Le phénomène est né d’un morceau du groupe 100 Papo, quasi inconnu jusque-là, qui a posté cet été sur le réseau social TikTok un extrait de chanson. Les paroles, en nouchi, l’argot ivoirien, répétées en boucle : « Je veux wôrô mon kadhafi » peuvent se traduire par « Je veux me défoncer au kadhafi ». Sur les images qui circulent depuis sur les réseaux sociaux, des jeunes se mettent en scène sous l’emprise de la drogue, ou simulant ses effets : hagards, tenant à peine debout, les mâchoires parfois crispées ou le visage couvert de sueur… Le kadhafi fait même désormais l’objet de défis chorégraphiques.

Il n’en fallait pas plus pour que l’opinion publique s’alarme et que la police, considérant le phénomène comme un enjeu de santé publique, lance début juillet une campagne de lutte à l’échelle nationale. Le 6 septembre, la Direction de la police des stupéfiants et des drogues (DPSD) indiquait avoir déjà saisi 5 tonnes de médicaments dits « de qualité inférieure », c’est-à-dire contrefaits. Depuis le début du mois, les saisies spectaculaires se sont multipliées sur le territoire, abondamment rapportées dans la presse locale : 927 kg de comprimés le 12 septembre à San Pedro (sud-ouest), 16 000 comprimés à Ferkessédougou (nord). Dernière descente, mardi, sur le marché d’Adjamé à Abidjan, où la branche « Roxy », consacrée aux médicaments, a été provisoirement fermée après diverses saisies… Les filières d’approvisionnement de kadhafi n’ont pas encore été identifiées, mais semblent calquées sur celles du tramadol, selon plusieurs sources. Commercialisé sur le marché indien, il est importé dans toute la région. Des saisies ont été effectuées au Ghana, au Burkina Faso et jusqu’au Niger.

En Côte d'Ivoire, une nouvelle drogue fait des ravages  —  Crédit : Direction Générale de la Police Nationale

Effets secondaires dangereux

La version officielle, donnée par la police des stupéfiants et reprise par la presse ivoirienne, confond d’ailleurs les deux médicaments, sans doute en raison de la ressemblance entre le tramadol et l’un des noms commerciaux du kadhafi, le Tramaking. « Il ne s’agit pas d’une drogue, a ainsi déclaré la commissaire divisionnaire de la DPSD, Touré Atchet Mabonga. Mais plutôt d’une préparation obtenue à partir du mélange de médicaments détournés du circuit officiel à de l’eau ou à de l’alcool en vue d’obtenir une forte sensation. Ces jeunes utilisent le tramadol dosé en 250 mg, qui est un antidouleur généralement prescrit aux personnes malades en phase terminale, qu’ils mélangent à la boisson Vody », une boisson alcoolisée et énergisante bon marché, très populaire chez les jeunes Ivoiriens.

En réalité, une recherche sur les plateformes indiennes de vente de médicaments en ligne révèle que le Tramaking, aussi commercialisé sous le nom de Royal, est composé de deux principes actifs, le carisoprodol et le tapentadol. Le premier est un relaxant musculaire, le second un opioïde fort prescrit dans le cas de douleurs intenses. Combinés, les deux peuvent provoquer des effets secondaires dangereux : démangeaisons, malaises, convulsions, évanouissements… Jusqu’à s’avérer mortel en cas de surdose, explique Boris Affognon dit « Satchmo », mobilisateur communautaire dans l’association de soutien à l’autopromotion sanitaire urbaine (ASAPSU). « Il y a quelques jours, pendant qu’on travaillait dans un fumoir de Bingerville [espace de consommation de drogues à ciel ouvert, dans une commune de l’est d’Abidjan], on a dû intervenir pour sauver un jeune qui s’étouffait avec sa langue, raconte-t-il. On a déjà eu des morts. Ils s’endorment et ne se réveillent pas. »

Plutôt que d’utiliser l’un des noms commerciaux, les consommateurs préfèrent appeler cette drogue « pomme », en référence au fruit qui orne les boîtes de médicaments, ou « 225 », qui désigne le dosage du principe actif de chaque comprimé. Et pourquoi ce surnom de khadafi ? Ici, les hypothèses divergent. Pour Samuel N’Guessan, qui travaille dans un projet de réduction des risques auprès des usagers de drogues, « le terme est apparu pendant et après la crise ivoirienne, entre 2011 et 2013. A cette période, l’émigration battait son plein en Côte d’Ivoire, et les candidats à l’exil devaient passer par la Libye pour gagner Lampedusa. Beaucoup des soldats qu’ils rencontraient en Libye consommaient ces comprimés, et Mouammar Kadhafi venait de mourir… Je pense que c’est de là que vient l’appellation ».

Habitudes de consommation

Hors des chiffres des saisies communiqués par la DPSD, il n’existe pas de statistiques nationales sur ce stupéfiant, qu’il s’agisse du nombre d’usagers ou des habitudes de consommation. Le phénomène est urbain, selon les observateurs, mais ne se cantonne pas à Abidjan : les grandes villes comme Yamoussoukro, Bouaké et San Pedro sont également touchées. « On consomme le kadhafi là où on l’achète, fait savoir Samuel N’Guessan. Soit dans les fumoirs qui en vendent, soit dans la rue, près des revendeurs. » Le kadhafi, davantage encore que le tramadol, est consommé par les classes les plus modestes de la population ivoirienne.

« On a découvert ça en fréquentant régulièrement la rue en quête de substances qui nous mettent bien », raconte un Abidjanais de 24 ans qui dit pouvoir s’approvisionner « partout ». La nouvelle drogue a deux avantages sur le tramadol : des effets plus longs et des comprimés sécables. « On peut réunir la somme à quatre, poursuit le jeune homme, qui souhaite conserver l’anonymat, et prendre chacun un quart du comprimé. »

Contrairement à d’autres stupéfiants, prisés des jeunes des classes moyennes et supérieures, le kadhafi avait pour lui l’avantage d’être peu cher, entre 200 francs CFA et 500 francs CFA (entre 0,30 euro et 0,76 euro) par comprimé, selon les quartiers. Mais depuis que TikTok s’en est mêlé, les nombreuses saisies ont fait flamber les prix. Il est rare désormais de le trouver pour moins de 1 000 francs CFA, voire 1 500 francs CFA.


Par Marine Jeannin(Abidjan, correspondance) © www.lemonde.fr/afrique