ODILE SANKARA: « L’ART A TOUJOURS ÉTÉ THÉRAPEUTIQUE EN AFRIQUE »


La présidente des Récréatrales, célèbre festival de théâtre à Ouagadougou, est venue parler aux Ateliers de la pensée de Dakar du rôle de la culture face à l’instabilité politique et à la perte d’espoir de certains jeunes dans son pays, le Burkina Faso.

« L’art m’a façonnée et mon pays se tient debout grâce à la culture.” En disant cela, Odile Sankara, présidente des Récréatrales depuis trois ans, rappelle son lien indéfectible à ce festival original lancé en 2002 par Étienne Minoungou, son “camarade de théâtre et compagnon de lutte”, comme elle l’appelle. La petite sœur de l’ex-président burkinabé assassiné en 1987, a toujours fait partie de ce projet dont elle est venue rappeler le rôle aux Ateliers de la Pensée à Dakar.
Depuis la création du festival, il y a presque 20 ans, la situation politique et sécuritaire du Burkina Faso s’est détériorée. Le 20e anniversaire du festival, qui sera célébré du 24 octobre au 5 novembre prochain, est donc d’autant plus symbolique : à la fois célébration de la créativité du continent et acte de foi dans un (meilleur) futur possible pour le pays.

Un spectacle créé pour et avec les habitants

“Quand l’insurrection a commencé fin 2014, très vite, on a été bombardé. Et cela a donné naissance à notre thème en 2016 : Tresser le courage parce qu’il fallait qu’on se mette ensemble pour faire front. Le thème permet à chacun de déployer son imaginaire pour que nous construisions l’édition ensemble. Notre projet a une dimension politique et sociale, ce n’est pas seulement la dimension artistique qui compte. Car l’art ne peut jamais être en dichotomie avec la question politique, dans le sens de l’organisation de la société et de la vision de là où nous allons.”

Pendant la semaine, des Récréatrales, une quinzaine de cours familiales sont transformées en théâtre à ciel ouvert pour accueillir la programmation du festival.

Les Récréatrales proposent des spectacles créés chez et avec l’habitant. “L’idée est que le projet puisse leur appartenir aussi et qu’ils ne se contentent pas de regarder ou d’assister à la fabrication du spectacle. La rue principale du village est transformée par la scénographie imaginée en fonction du thème avec des objets grandeur nature. Pour que, dès l’entrée du quartier, on soit cueilli par une poésie partagée. C’est important que chacun trouve sa porte d’entrée dans ce projet à travers l’esthétique, la créativité et la question de l’inscription dans l’espace. Les Récréatrales pourront se pérenniser si chaque habitant porte le projet aussi.”

Et comme il n’est pas facile de s’improviser acteur, le spectacle se construit au fur et à mesure à travers un atelier hebdomadaire. “Le dimanche, je travaille avec les femmes et Aristide Tarnagda travaille avec les jeunes hommes du quartier, poursuit Odile Sankara. On cause beaucoup ensemble. Et franchement, lors de la dernière édition, le plus beau spectacle était celui créé par les habitants, intitulé Le Quartier. C’était émouvant de voir comment ils s’étaient emparés de thèmes qui les touchaient. Ils ont abordé leurs préoccupations quotidiennes – chômage, famille,… – de façon décalée, avec leur humanité et leur fragilité. Pour ne pas faire de l’art au rabais, l’atelier s’appuie aussi sur des textes d’auteurs. Comme Sinzo Aanza, le grand auteur congolais avec lequel Aristide Tarnagda chemine depuis quelque temps déjà – le tout mêlé avec quelques improvisations et la parole des jeunes. Le résultat était formidable ! Le spectacle naît de cet assemblage de textes et d’expériences mais aussi de langues locales puisque tout n’est pas raconté en français.”

Ce rythme de répétition et de création apporte un cadre nouveau dans la vie des jeunes. “Je leur parle comme si c’était mes enfants, je les bouscule et je les pousse à faire mieux. C’est long à venir, mais on est heureux du résultat. D’ailleurs, l’un des jeunes s’est inscrit pour faire une formation en danse au Centre chorégraphique La Termitière, chez Salina Sanou et Seydou Boro. Un autre est parti à Caen comme volontaire, il y est resté trois mois et il est revenu ! Tout le monde croyait qu’il ne reviendrait pas, car il ne rêvait que de partir avant, mais il y a eu une transformation. Le visage du quartier a changé : il y a de la beauté, de la lumière, de l’espoir qui montre bien que l’art est là pour nous reconstruire et nous donner de la force ! Depuis trois décennies, l’art m’a donné énormément et m’a transformée. Les Récréatrales s’inscrivent dans cette perspective-là. Et nous en voyons le résultat. Ce n’est jamais fini, c’est un cheminement. Et nous voulons que ce projet de résidence panafricaine d’écriture, de création et de recherche, inscrit dans ce quartier, puisse se pérenniser à très long terme. Pour que cela puisse déborder et s’inscrire dans d’autres quartiers, que d’autres s’en saisissent et que cela construise l’humanité.”

Définir de nouveaux horizons communs

Conscients de l’influence positive des Récréatrales, les habitants du quartier sont venus les interpeller. Contrairement aux “vieux”, les jeunes ne restent pas toujours dans les cours pour voir les spectacles.
“Il y a de la magie dans les rues mais, parfois, ils se sentent éloignés de la création artistique. Le comité du quartier nous a parlé de tous les jeunes qui rêvaient de partir, c’est comme cela qu’on a décidé de travailler précisément avec eux et qu’on a mené cet atelier pendant deux ans.”
Odile Sankara insiste : “lorsque la communauté est déstructurée et que la population est appauvrie, l’art est capital. L’art est toujours venu à la rescousse dans les périodes sombres de l’histoire. Il est puissant parce qu’il crée du sens et de l’émotion. Ce qui nous importe, c’est de savoir comment on insuffle du rêve et on nourrit l’espoir dans le quartier. On parle beaucoup d’Art-thérapie aujourd’hui en Europe, mais l’art a toujours été thérapeutique en Afrique, souligne la comédienne. L’écrivain Dénètem Touam Bona (originaire de Mayotte, NdlR) l’a aussi rappelé pendant son intervention aux Ateliers de la pensée.”
À travers les mers et les océans, on le constate: la quête humaine reste la même.


Entretien: Karin Tshidimba, à Dakar
photos: Sophie Garcia et Gery Barbot