SÉNÉGAL : PÊCHE INTENSIVE, COMMENT L’EUROPE NOUS AFFAME


Surexploitation maritime, pêche illicite ou sous pavillon de complaisance, accords internationaux iniques… Les ressources de l’Afrique attirent, une fois de plus, l’Europe prédatrice. Résultat : le poisson se fait rare et les pêcheurs sénégalais doivent s’aventurer de plus en plus loin des côtes. Et à défaut de nourrir les populations locales, les poissons d’Afrique viendront garnir les assiettes des Européens.

Depuis 2003, la pêche maritime au Sénégal enregistre une baisse de 16 % des captures, ce qui a des conséquences désastreuses pour les Sénégalais. L’activité de pêche génère plus de 600.000 emplois directs et indirects, occupés pour les 2/3 par des femmes. Presque deux millions de personnes dépendent de la pêche, qui est aussi le premier secteur d’exportation (30%). La baisse des captures met en péril la sécurité alimentaire du pays. Plus de 75% des apports nutritionnels en protéines d’origine animale proviennent du poisson. Dans les quartiers pauvres de Dakar comme Pikine et Guédiawaye ou de « classes moyennes » comme Sicap, il n’est pas rare d’entendre que le tieboudiene et le thiof, les deux plats nationaux à base de mérou ou de capitaine, sont désormais hors de prix pour les habitants.

Avec ses 700 km de côtes, le Sénégal est pourtant riche d’importantes ressources halieutiques : thons, espadons, voiliers, sardinelles, chinchards, maquereaux, crevettes et merlus, dorades, mérous, crevettes blanches ou céphalopodes … Mais à l’instar de pays africains dont les richesses en diamants, pétrole, gaz, terres arables, donnent lieu aux pires pratiques de prédation, cette richesse a, elle aussi, attisé les convoitises.


L’AFRIQUE NOURRIT L’EUROPE EN POISSONS

Pillé depuis des décennies par des flottes étrangères – espagnoles, françaises, italiennes, russes, japonaises, coréennes, chinoises ou taïwanaises – le « grenier à poissons » de l’Afrique et du Sénégal se vide de sa substance… Et ce, au prix d’une concurrence déloyale : quand les pêcheurs artisanaux sénégalais ne peuvent rester que quelques heures en mer, les campagnes de pêche des navires étrangers durent deux à trois mois. Le chalutage – qui consiste à racler les faibles, moyennes et grandes profondeurs des mers (jusqu’à 1.000 m) – entraîne la raréfaction des espèces de poissons et la destruction des environnements marins.

À bord des « navires-usines » sont traitées, conditionnées puis congelées, d’énormes quantités de poissons, rapidement expédiés dans les assiettes européennes, coréennes ou chinoises. Près de 70% des produits de la pêche du Sénégal sont expédiés vers l’Europe. Celle-ci importe (tous pays confondus) pour 15,5 milliards d’euros de poissons « L’Afrique nourrit l’Europe ! », s’indigne Mamadou Diop Thioune, président du Forum des organisations de la pêche artisanale. « C’est un système de vol organisé du poisson en Afrique, à destination de l’Europe et d’autres pays. » De nombreux acteurs de la pêche au Sénégal, révoltés, se mobilisent pour ne pas rester avec une « arête en travers de la gorge » et tentent de s’opposer à ce système.


Départ en mer des pêcheurs, Palmarin Nguethe, Sénégal.© IRD/Sylvie Bredeloup
LE PIÈGE DES ACCORDS DE PÊCHE

Les pirates ne sont pas les seuls responsables de la surpêche. Des Accords de partenariat de pêche (APP) permettent à des flottes entières de bateaux européens, russes, chinois de venir légalement surexploiter les ressources halieutiques de la Mauritanie, du Maroc, de la Guinée ou du Sénégal. Au sortir de la colonisation, les États d’Afrique ont investi dans le développement d’une industrie de pêche nationale, plutôt que d’opter pour un soutien massif à la pêche artisanale. Mais les flottilles industrielles sont coûteuses. À la fin des années 1970, le secteur de la pêche n’échappe pas aux effets dévastateurs des programmes d’ajustements structurels néolibéraux, imposés par les institutions financières internationales. Des programmes qui déséquilibrent profondément la filière : les États africains – dont les besoins en devises augmentent – privilégieront dès lors les exportations, au détriment de la consommation locale, et la signature d’accords de pêche avec compensation financière.

Depuis les puissances maritimes tirent un maximum de profit de cette situation. Notamment l’Union européenne qui, depuis 1979, a conclu près de 17 accords de pêche avec le Sénégal. L’accès aux eaux africaines, extrêmement poissonneuses, est un enjeu stratégique primordial pour l’Europe. La Politique commune de la pêche (PCP) européenne limite les captures dans les eaux européennes pour préserver la ressource. Les accords de pêche constituent pour l’Union européenne un moyen de redéployer une partie de sa « surcapacité de pêche », tout en diminuant la pression de la surexploitation de ses propres eaux.


Retour de pêche au Sénégal, quai de Ouakam. IRD-Ifremer/Campagne AWA.
PAVILLONS DE COMPLAISANCE ET SÉNÉGALISATION DE BATEAUX ÉTRANGERS

Après une importante mobilisation des pêcheurs et de leurs organisations, en pleines négociations de renouvellement des APP, le gouvernement sénégalais a été contraint d’interdire aux navires de l’UE de pêcher dans ses eaux territoriales. Mais pour s’assurer l’accès aux eaux sénégalaises, il existe un moyen moins risqué que la pêche pirate, et plus rapide que de longues négociations internationales : la constitution d’une société mixte de droit sénégalais. Un associé sénégalais, soi-disant majoritaire, enregistre l’entreprise au Sénégal, alors qu’il n’est en fait qu’un employé de son partenaire étranger. Celui-ci le rétribue et « distribue également des pots de vin à tous ces « complices » qui ont permis l’établissement de cette société mixte », résume une étude de la Coordination pour des accords de pêche équitable.

Le nombre de sociétés mixtes a explosé dans les années 1990, lorsque le régime des« sociétés mixtes subventionnées » a été introduit dans le cadre des échanges entre pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) et l’Union européenne… par l’UE elle-même. Ce régime permet d’octroyer une subvention aux armateurs européens qui transféraient « définitivement » leur navire vers un pays tiers en créant des sociétés mixtes avec des ressortissants de ce même pays, tout en renonçant– pour le navire concerné – à leurs droits de pêche dans les eaux européennes. Les bénéficiaires de cette aide au transfert s’engagent à approvisionner prioritairement le marché européen. Le Sénégal connaît aujourd’hui une explosion de société mixtes : 11 sociétés mixtes espagno-sénégalaises, avec 29 chalutiers ; 3 sociétés franco-sénégalaises, avec 24 chalutiers ; 2 sociétés italo-sénégalaises, avec 7 chalutiers ; au moins 1 société sino-sénégalaise, avec 26 chalutiers ; 1 société gréco-sénégalaise avec 2 chalutiers ; et au moins 1 société coréo-sénégalaise, 1 turco-sénégalaise, 1 américano-sénégalaise …


Au Sénégal, le volume des produits halieutiques débarqués sont estimés à 450 000 tonnes en moyenne annuelle. (Crédits : Reuters)
DES SOCIÉTÉS ÉCRANS EXEMPTÉES DE DROITS DE DOUANE

Ces sociétés-écrans ne sont soumises qu’aux contraintes nationales. Autrement dit, à aucune contrainte. Les côtes africaines deviennent une sorte de buffet en self-service. 
Au-delà des eaux territoriales sénégalaises, les étrangers peuvent pêcher dans les eaux de toute la sous-région (Mauritanie, Guinée Conakry, Guinée Bissau, Sierra Léone), voire de toute l’Afrique. En octobre 2008, c’est de l’autre côté de l’Afrique, à près de 8.000 km des côté sénégalaises que le chalutier El Amine (appartenant une société mixte espagnole « sénégalisée ») a été arraisonné dans les eaux de Madagascar… pour pêche illicite.

Les avantages de ces sociétés au pavillon de complaisance ne s’arrêtent pas là. Elles profitent au maximum du principe central de la globalisation financière : toujours moins d’impôt. La Convention de Lomé autorise les produits halieutiques des pays ACP à pénétrer le marché européen sans droits de douane. Ces sociétés mixtes ont également bénéficié d’exonérations de taxes par le gouvernement sénégalais. Pendant ce temps, les entreprises réellement sénégalaises, regroupées notamment au sein de la de Fédération Nationale des GIE de pêche, périclitent et licencient.

Les acteurs de la pêche au Sénégal demandent en vain un audit de ces sociétés mixtes. Les grosses sardines du gouvernement sénégalais font la sourde oreille.


 

© Eros Sana / bastamag.net