A la Biennale de Dakar, les artistes revisitent le passé du continent


L’événement révèle l’effervescence d’une ville qui s’impose comme un carrefour culturel du continent.

Lorsqu’en 2019, Fally Sene Sow a été choisi pour participer à la Biennale de Dakar prévue l’année suivante, le jeune artiste sénégalais s’est tout de suite mis au travail. Pièce par pièce, il a sculpté une maquette de 30 mde Dakar, à partir d’objets trouvés dans le quartier de Colobane où il habite.

Mais, patatras, en mars 2020, la pandémie a chahuté l’agenda culturel et reporté l’événement de deux ans. Des araignées ont commencé à tisser leurs toiles dans les différents bâtiments patiemment érigés. La pluie a rouillé le fer, la ville a commencé à se fissurer.

Mais Fally Sene Sow ne s’est pas laissé démonter. En trois ans, son projet a pris de l’ampleur et de la noirceur. La cité féérique des débuts a muté en une mégapole chaotique aux murs en carton et tôles éventrés. Des oiseaux en papier mâché planent dans un ciel obscurci par les fumées de coton que crachent les cheminées des usines en métal.

Cette installation aux accents d’apocalypse écologique est l’un des clous de la Biennale de Dakar – Dak’Art – qui a ouvert ses portes jeudi 19 mai dans l’ancien palais de justice sous le libellé de I Ndaffa (« forger » en langue sérère). « Forger, c’est reprendre la main, être inventif, créer de nouveaux modèles de société », résume Malik N’Diaye, directeur du musée Théodore-Monod de Dakar et commissaire de cette édition réunissant 59 artistes. C’est aussi l’occasion pour l’Afrique de revisiter son passé, du plus sombre au plus glorieux, pour mieux construire l’avenir.

Une partie de l’installation de l’artiste Fally Sene Sow, inspirée de son quartier de Colobane, un centre de business plus ou moins informel, à Dakar. ALAIN CANONNE

Se confronter à l’histoire

Le collectif belge Troubled Archives a ainsi fouillé dans les archives anthropométriques détenues par plusieurs musées européens, dont le Quai Branly, à Paris. Prises à des fins de classification scientifique, ces photos coloniales ont accompagné le pillage des terres et l’asservissement des hommes sur le continent africain. Le malaise qu’elles suscitent se trouve démultiplié par un dispositif visuel et sonore syncopé.

« La base de ces images est tellement violente que, même lorsqu’on n’en voit qu’un détail, on en ressent la toxicité », souligne Antje van Wichelen, membre du collectif. Inquiète de raviver des blessures mal pansées, l’artiste a d’abord hésité à montrer cet ensemble au Sénégal. « Mais cette imagerie raciste est ancrée en nous depuis des années, poursuit-elle. Il faut la montrer et la subvertir pour imaginer un autre futur. »

Se confronter à l’histoire, telle est aussi la démarche d’Emmanuelle Cherel, enseignante à l’école des beaux-arts de Nantes. L’historienne d’art a invité quelques artistes à venir troubler les collections du musée Théodore-Monod, constituées selon une taxinomie coloniale. Ainsi d’Hervé Youmbi qui a façonné deux masques hybrides à partir d’un modèle classique conservé au musée et autrefois utilisé dans les cérémonies de circoncision.

Deux objets acceptés à la fois par le monde de l’art et par les confréries secrètes auxquelles ils sont destinés. « Je respecte suffisamment les codes pour qu’ils puissent être activés dans des rituels et je m’en détache assez pour bouger les lignes », explique l’artiste camerounais, dont une dizaine de masques ont été adoptés par quelques confréries.

« La Meute », par Oumar Ball, Aliou Diack et Patrick-Joël Tatcheda-Yonkeu. DA SILVIO P. BIZENGA

L’art essaime dans toute la ville

C’est un épisode méconnu de l’histoire sénégalaise qu’explore l’Ecole des mutants, conviée par la curatrice Syham Weigant au musée Théodore-Monod. En reconstituant un habitat peul, sous le toit duquel ont été alignés des objets du quotidien, le réalisateur sénégalo-mauritanien Hamedine Kane et l’artiste Stéphane Verlet Botero font revivre l’aura fanée de l’Université des mutants, école alternative établie en 1981 sur l’île de Gorée, où se mêlaient utopie, panafricanisme et architecture vernaculaire.

L’avenir du Sénégal se dessine surtout dans les quelques 400 « off » qui font pulser Dakar comme jamais. « L’énergie est incroyable ! », s’enthousiasme Ludovic Delalande, conservateur de la Fondation Louis Vuitton, venu prendre le pouls de cette scène en effervescence.

Depuis la dernière Biennale de 2018, en effet, de nouveaux lieux d’art ont émergé dans la capitale, notamment la luxueuse résidence d’artistes Black Rock, ouverte en 2019 par l’artiste Kehinde Wiley face à l’océan Atlantique. La star américaine d’origine nigériane a aussi retapé de sa poche la maison de la culture Douta Seck, laissée longtemps à l’abandon, dans laquelle il expose actuellement les œuvres des pensionnaires de Black Rock.

L’art essaime dans toute la ville, depuis les galeries établies telles Cécile Fakhoury jusqu’au Jardin tropical, une belle pépinière dont le propriétaire, Karim Kochman, accueille une exposition de quatre artistes, parmi lesquels des têtes d’affiche telles que le Camerounais Barthélémy Toguo et le Malien Abdoulaye Konaté. Cette incroyable vitalité vient beaucoup de l’élan patriote d’une toute jeune génération d’acteurs culturels sénégalais, qui refaçonnent depuis trois ans le visage de Dakar.

Pérenniser la flamme

« L’annulation en 2020 de la Biennale avait provoqué une grande déception et renforcé le désir de proposer une programmation toute l’année », confie Jennifer Houdrouge, 28 ans, fondatrice de Selebe Yoon, une galerie doublée d’une résidence d’artistes, ouverte en décembre 2020 dans le quartier du Plateau.

Entre Brooklyn, où elle a dirigé pendant six ans une galerie expérimentale, et Dakar où vit sa famille, elle n’a pas hésité. « Il y a ici de la place pour initier des projets, poursuit-elle, et une scène différente qui n’obéit pas aux règles auxquelles j’ai été habituée en Europe et aux Etats-Unis. » Dans les 1 000 m2 de ce bâtiment des années 1950 gardé dans son jus, la jeune galeriste propose une exposition de qualité d’El Hadji Sy, cofondateur du laboratoire Agit’Art, dont l’esprit pluridisciplinaire et rebelle bousculait dans les années 1970 les canons de l’école de Dakar.

A proximité, sa consœur Océane Harati, 30 ans, a pris ses quartiers en octobre 2021 dans l’immeuble Maginot, classé monument historique, une ancienne galerie marchande au charme décati, où les Dakarois venaient autrefois prendre le thé, écouter du jazz et acheter des vêtements griffés importés. Une impressionnante meute d’animaux chimériques imaginés par Oumar Ball, Aliou Diack et Patrick-Joël Tatcheda-Yonkeu a pris possession du hall du bâtiment, autrefois occupé par des boutiques chics qui ont fait faillite.

« Je veux faire revivre cet immeuble, confie l’énergique galeriste, rappelant qu’au Sénégal, les acteurs culturels mettent le doigt sur des problématiques réelles, d’ordre social, économique, religieux et structurel. » Dès la fin de la Biennale, Océane Harati compte remettre au gouvernement un rapport détaillé pour encourager le mécénat d’entreprises et susciter une fiscalité plus douce pour les œuvres d’art. Histoire de pérenniser la flamme, par-delà l’événement.


Par Roxana Azimi(Dakar, envoyée spéciale) © LEMONDEAFRIQUE