FACE AUX DÉFIS INÉDITS QU’ELLE RENCONTRE, L’HUMANITÉ EST AMENÉE À SE DÉPLACER

Nos ancêtres ont migré pour survivre. De nos jours, face au dérèglement climatique et aux conflits armés, des millions de réfugiés sont obligés d’élire domicile dans un autre pays que leur pays d’origine.

Alors que des diplomates et des négociateurs du monde entier se préparent à se réunir à Glasgow au mois de novembre pour une des Conférences des Nations unies sur les changements climatiques, les gouvernements et l’industrie prennent de plus en plus au sérieux la réduction des émissions de carbone et la décarbonation des secteurs clés de l’économie mondiale. Mais même si des mesures de réduction étaient mises en œuvre immédiatement (des investissements massifs dans l’énergie solaire et nucléaire au projets plus radicaux de géo-ingénierie comme l’injection de particules de dioxyde de soufre dans l’atmosphère pour réfléchir les rayons du Soleil), le climat ne reviendrait pas immédiatement à l’état dans lequel il se trouvait il y a un siècle.

Quelle que soit la nouvelle norme, elle ne s’adaptera pas à nous ; nous aurons à nous adapter à elle.

Depuis toujours, les animaux ont un moyen privilégié de s’adapter : la migration. Chez les humains, c’est pareil, et nous réagissons aux guerres civiles ou aux sécheresses de la manière la plus sensée qui soit : nous migrons.

Aujourd’hui, de manière graduelle mais visible, les humains modernes, à l’instar de leurs ancêtres, sont en train de redevenir une espèce nomade. Dans les décennies qui s’annoncent, des milliards de personnes vont peut-être devoir déménager des littoraux pour s’installer dans les terres, quitter des régions de basse altitude pour trouver des endroits plus élevés, fuir le coût exorbitant de la vie et trouver un cadre plus abordable, partir à la recherche de sociétés plus stables.

Mais où irons-nous ? En bref, la réponse est la suivante : du Sud vers le Nord.

La station suédoise de Riksgränsen se trouve à environ 200 kilomètres au nord du cercle arctique. Ces dernières années, cette petite ville a accueilli près de 600 réfugiés venant de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak notamment. PHOTOGRAPHIE DE AXEL OBERG, NAT GEO IMAGE COLLECTION

La climatologie (la science qui cherche à prévoir les évolutions du climat) nous met en garde : les températures, les précipitations ainsi que d’autres paramètres météorologiques sont en train de devenir instables à cause de l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et de leurs effets (acidification des océans et déviation des courants océaniques par exemple). Grâce à la climatographie, on peut établir un spectre d’habitabilité et distinguer les endroits vivables de ceux qui ne le seront plus. Les prédictions des climatographes sont relativement claires : le refuge climatique optimal (l’endroit le plus favorable à l’agriculture et à l’habitat) se déplace vers le Nord.

Plus les chercheurs, les gouvernements, les investisseurs et le public en apprennent au sujet de ces deux disciplines, mieux nous serons armés pour nous adapter aux changements. Dans mon nouveau livre, j’affirme que la priorité de l’humanité devrait être l’accueil des personnes vivant dans des régions subissant un stress climatique ou habitant des zones de conflit dans des endroits stables où ils – ces parrains de notre avenir – pourront s’épanouir.

Le climat n’est pas le seul paramètre. Les régions les plus adaptées pour l’accueil d’une humanité en proie aux turbulences climatiques connaissent pour la plupart un déclin démographique dû à leur population vieillissante, à un faible taux de natalité ou à l’expatriation de leurs habitants. Des États-Unis et du Canada aux îles britanniques, en passant par la Scandinavie, la Russie et le Japon, les « oasis climatiques » du Nord (propices à l’agriculture et dotées d’importantes réserves d’eau douce) sont aussi celles qui ont le plus besoin de travailleurs et de contribuables jeunes pour prendre soin des aînés et moderniser les infrastructures.

À ce jour, un seul de ces pays a mis en œuvre des mesures d’immigration de masse : le Canada. Le pays cherche à accroître sa population d’un pourcent par an et accueille chaque année 400 000 nouveaux résidents permanents (des étudiants brésiliens, des réfugiés syriens, des médecins et des développeurs informatiques indiens). Les États-Unis, avec dix fois plus d’habitants, accueillent environ 600 000 personnes annuellement.

La Russie, imposante cousine eurasienne du Canada, est plus méfiante vis-à-vis de l’immigration croissante, et ce alors même que sa population baisse plus vite que n’importe quel autre pays de cette taille.

Mais sous la surface, les choses changent en Russie. Dans les villes sibériennes que j’ai visitées, une nouvelle génération de maires et d’officiels provinciaux voient le changement climatique non comme une menace mais comme une occasion de revitaliser une économie en ruine et d’attirer de jeunes talents étrangers. En effet, des cuisiniers, des dentistes et des ouvriers indiens que j’ai rencontrés au Kazakhstan se sont reconvertis en agriculteurs ou en contremaîtres dans des aciéries de l’Extrême-Orient russe.

« Nous avons besoin de main-d’œuvre en provenance des pays frontaliers amis pour nos nouveaux projets d’infrastructures, et ces projets doivent permettre à la Russie de s’adapter au changement climatique », m’a confié Rashid Ismailov, directeur de la Russian Ecological Society.

« Nous ne voulons pas nous contenter de tisser des liens avec nos voisins, mais nous voulons aussi bâtir notre capital humain avec eux », ajoute Pavel Lapo, directeur de la coopération internationale à l’Université fédérale de Sibérie à Krasnoyarsk. « Il nous faut davantage de programmes d’échange avec les universités asiatiques et nous devons nous mettre à enseigner l’anglais. »

Dans l’ensemble, les pays européens répugnent à continuer d’accueillir les flux migratoires qui résultent de la crise des réfugiés qui a commencé en 2015 et qui se poursuit.

L’Allemagne a pour sa part su profiter de cet afflux pour renforcer sa main-d’œuvre et son rendement industriel alors que sa population d’origine continue de décliner. En plus des dizaines de milliers de réfugiés irakiens, syriens et afghans, des milliers d’Indiens arrivent chaque année pour travailler en tant que techniciens informatiques ; ils font partie d’une vague « eurasienne » qui pourrait un jour venir surpasser en nombre les vingt millions d’Asio-Américains présents aux États-Unis.

Des écoliers de Gya, dans la région du Ladakh, sautent par-dessus un ruisseau glacé qui alimentent l’Indus. Ce cours d’eau, qui s’écoule d’est en ouest du Tibet au Pakistan, traverse le Ladakh, région aride et montagneuse de l’extrémité septentrionale de l’Inde. Le changement climatique a accéléré la fonte des glaciers qui alimentent l’Indus et a entraîné des inondations périlleuses. Pour Parag Khanna, la priorité de l’humanité devrait être de réinstaller les populations affectées par le changement climatique et par les conflits dans des lieux plus sûrs. PHOTOGRAPHIE DE BRENDAN HOFFMAN, NAT GEO IMAGE COLLECTION
L’ATTRAIT DES OASIS CLIMATIQUES

Il est possible que les migrants s’emparent d’oasis climatiques laissées à l’abandon par leurs anciens habitants.

Les régions montagneuses de l’est de la Turquie, abritant les cours supérieurs du Tigre et de l’Euphrate qui ont abreuvé la civilisation mésopotamienne pendant des millénaires, en sont un exemple remarquable. Cette région fraîche et verdoyante se vide depuis une vingtaine d’années, car les jeunes Turcs sont attirés vers l’ouest par l’agitation d’Ankara et d’Istanbul. Pendant ce temps en aval, en Syrie, en Irak et en Iran, des températures caniculaires et des sécheresses constantes ont engendré une misère tenace et déplacé des agriculteurs désespérés et indignés vers les villes, où leurs manifestations ont en partie déclenché la guerre civile syrienne.

Les populations arabes et iraniennes finiront par migrer vers le nord pour combler les oasis climatiques abandonnées par les Turcs et investiront également les régions montagneuses du Caucase qui recèlent de sources d’eau douce.

Le changement climatique va sans aucun doute accélérer les migrations Nord-Sud au sein même des pays, mais aussi entre eux.

Ces dix dernières années, plus de dix millions d’Indiens des provinces surpeuplées du nord du pays comme l’Uttar Pradesh se sont déplacés vers le sud en quête d’un air plus pur et de meilleurs emplois. En juin 2019, dans l’État du Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde, la ville florissante de Chennai a connu son « zero day ». L’eau n’y coulait plus des robinets et il a fallu qu’un flux constant de trains achemine des réservoirs pour fournir la ville en eau.

« La présence d’eau est bien supérieure dans les fleuves qui trouvent leur source dans l’Himalaya comme l’Indus, le Gange et le Brahmapoutre que dans les États péninsulaires du sud », fait remarquer Nianjan Ghosh, directeur de la sociologie du développement à la fondation Observer Research, un des principaux think-tanks indiens. « Les efforts visant à maîtriser les inondations et à réduire la pollution des fleuves sont également concentrés dans le nord », ajoute-t-il en faisant référence à l’initiative « Namani Ganga » visant à nettoyer le Gange, fleuve le plus sacré d’Inde. Tout cela indique qu’une circulation migratoire inverse est possible dans le pays. Ceux qui sont partis au sud pourraient revenir vers le nord pour avoir accès à l’eau de manière plus stable. Mais la fonte des glaciers himalayens menace à long terme le débit de l’Indus et d’autres cours d’eau.

La Covid-19 a de toute manière déjà entraîné un tel renversement. Les grandes villes ont vu les travailleurs non qualifiés perdre leur emploi et retourner dans leur village natal où ils ont décidé de rester pour travailler la terre. Il n’y a jamais eu autant de vente de tracteurs dans le Bihar que l’an dernier. Cet État, qui est le plus pauvre d’Inde, est en train de devenir un des ventres du pays.

La politique a son importance également. Depuis que le gouvernement du premier ministre Modi a révoqué en 2019 tout ce qui pouvait encore ressembler à une forme d’autonomie du Kashmir, les projets de gentrification s’envolent. En août 2020, soixante-quinze villages pittoresques ont par exemple été classés comme sites écologiques, naturels et touristiques. Le secteur hôtelier et le secteur de l’immobilier veulent attirer une classe moyenne indienne à la recherche d’un air et d’une eau plus purs.

En Amérique aussi les oasis climatiques émergent dans les États du nord comme le Minnesota et le Michigan, qui possèdent de larges réserves d’eau douce et dont les hivers devraient bientôt être moins rigoureux. Bien que le Michigan continue de perdre plus d’habitants qu’il n’en gagne (cela prend en compte les habitants qui vont passer l’hiver en Floride et dans l’Arizona et reviennent l’été), les indicateurs évoluent. Les gens commencent à acquérir des résidences pour passer leurs vieux jours dans le Michigan plutôt qu’en Floride, et le nom de la ville de Duluth, dans le Minnesota, est en train de devenir synonyme de havre de paix pour les réfugiés climatiques. De jeunes gens affluent aussi vers le Vermont, État plus abordable qui attribue par ailleurs des bourses aux télétravailleurs qui s’y installent et dont les collectivités agricoles constituent une sorte de refuge post-capitaliste.

PLANIFIER LES DÉPLACEMENTS DE MASSE

Toutes ces décennies de négociations climatiques et d’échecs dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre nous rappellent que nous avons besoin d’une gouvernance mondiale efficace. Cela vaut aussi pour la gestion des flux migratoires, sujet qui touche au domaine sensible de la souveraineté nationale. Les gouvernements ne veulent pas qu’une autorité internationale leur dise quelles personnes, ou combien de personnes, ils devraient absorber.

La planification des flux humains de masse ne doit pas être un pis-aller dans la préparation de l’avenir, c’est plutôt une obligation morale et pratique en faveur de laquelle nous pouvons nous engager dès aujourd’hui. Les gouvernements peuvent élaborer des politiques migratoires répondant aux besoin économiques et sociaux, rediriger les nouveaux arrivants vers les régions dépeuplées, et investir dans des infrastructures durables permettant d’héberger tout le monde (y compris dans des maisons créées à partir d’imprimantes 3D).

La décision de confiner pendant la pandémie a été la mesure la plus coordonnée jamais prise dans l’histoire de l’humanité. Mais elle particulièrement ironique, car elle a renforcé la fermeture des frontières à un moment où nous avions besoin de les réinventer et de les ouvrir pour qu’aient lieu des migrations inévitables et d’ailleurs propres à notre façon d’occuper le globe. Selon moi, quelque quatre milliards de personnes sont à la fois impatientes et en mesure de migrer par-delà les frontières (chiffre qui correspond à peu près à l’ensemble de la jeunesse mondiale).

Plus nous faciliterons la migration des jeunes vers des endroits où ils pourront contribuer à aux efforts productifs (en construisant par exemple des logements et des systèmes d’irrigation plus respectueux de l’environnement), plus nous aurons de chances de survivre aux décennies turbulentes qui s’annoncent.

Les humains forment une espèce en quête d’un équilibre entre latitude, altitude et attitude. Comme les baleines, les oiseaux et les caribous, nous n’avons pas d’autre choix que de nous habituer au mouvement perpétuel, de partir à la recherche de lieux de vie plus cléments. Cela ne devrait pas avoir l’air si extraordinaire. Après tout, l’histoire humaine nous montre que nous avons surtout été nomades. Peut-être qu’en nous déracinant et en prenant la route, nous redécouvrirons la signification du mot humain.



DE PARAG KHANNA PUBLICATION 1 OCT. 2021 © nationalgeographic