FACE À LA PÉNURIE D’ENGRAIS CHIMIQUES, LE SÉNÉGAL PROMEUT DES ALTERNATIVES « VERTES »

Image d'illustration : Des manguiers et cocotiers sont cultivés dans la cuvette horticole de Mboro (Sénégal), le 13 mars 2023. RAPHAËL BELMIN POUR « LE MONDE »

Le gouvernement subventionne des engrais organiques pour contrebalancer la hausse des prix des fertilisants minéraux. Mais le pays reste tiraillé entre primauté de la compétitivité et promotion de l’agroécologie.

Encerclées entre des dunes et le littoral Atlantique, des parcelles verdoyantes parsèment le village côtier de Mboro, une localité où la population pratique l’horticulture. Cette région des Niayes, au nord-ouest du Sénégal, est la principale zone de production maraîchère du pays. L’agriculture y est intensive et gourmande en intrants minéraux (pesticides et engrais). C’est de là que partent notamment les mangues et les haricots verts sénégalais exportés vers l’Europe.

Depuis un an, Khalifa Seydi Ababacar Ba, maraîcher de Mboro qui cultive pommes de terre et oignons, est confronté à une problématique : « Je ne peux acheter plus que deux sacs d’engrais contre trois auparavant à cause des prix qui ont explosé », se désole-t-il, assis sous un arbre à préparer l’attaya, le thé à la menthe. En quelques mois, le prix du sac d’urée (un engrais azoté) a grimpé de 60 % et celui du NPK (fertilisant générique composé d’azote – N –, de phosphore – P – et de potassium – K) a été multiplié par trois. Une flambée due à la reprise de la demande après la pandémie de Covid-19 et qui s’est accentuée avec la guerre en Ukraine, source de tensions et de pénuries sur le marché mondial des engrais.

« Pendant quelques mois, l’urée, essentiellement importée d’Ukraine et du Nigeria, a disparu du marché sénégalais », rapporte Pape Yoro Touré, gérant d’un dépôt-vente d’intrants minéraux à Mboro, qui a perdu environ 50 % de ses revenus depuis le début de la guerre en Ukraine. « Beaucoup d’agriculteurs n’ont pas atteint leur objectif de production car les rendements ont été affectés », explique Mamadou Ndiaye, coordinateur de l’Association des unions maraîchères des Niayes, une baisse qu’il impute à différents facteurs, dont la pénurie d’engrais et la hausse des températures.

Subventionner les engrais organiques et bio

« La guerre en Ukraine a accentué l’éveil des consciences sur notre dépendance partielle aux engrais importés », reconnaît Macoumba Diouf, directeur de l’horticulture au ministère de l’agriculture, de l’équipement rural et de la souveraineté alimentaire. Il évalue à 15 à 20 % la part des engrais minéraux importés utilisés dans le pays : outre l’urée, des engrais spéciaux – pour les cultures d’oignons, de tomates cerises, d’haricots… –, sont importés d’Europe, de Turquie ou du Maroc. Un problème qui touche également les engrais organiques, qui sont importés – surtout d’Europe – à 60 %.

Pape Yoro Touré, gérant d’un dépôt-vente d’intrants minéraux, dans son magasin, à Mboro (Sénégal), le 13 mars 2023. RAPHAËL BELMIN POUR « LE MONDE »

La quête de plus d’autonomie du Sénégal en matière d’engrais n’est pas récente : déjà enclenchée, timidement, « dans les années 1980 » comme le rappelle Astou Camara Diao, directrice de l’Institut sénégalais de recherches agricoles, elle a connu une accélération depuis quatre ans avec le plaidoyer pour une transition agroécologique porté par un réseau de producteurs, consommateurs, ONG et élus locaux, la Dynamique pour une transition agroécologique au Sénégal (Dytaes).

Sous l’impulsion de ce réseau, un Plan Sénégal émergent vert a été adopté par l’Etat en 2019, avec comme mesure phare la subvention d’engrais organiques et bio (compost et fumier). Concrètement, les sacs de fertilisants organiques sont subventionnés à hauteur de 50 % de leur prix, au même niveau que les subventions accordées aux achats d’engrais chimiques. Mais ces derniers restent, en volume, les premiers bénéficiaires de ces aides – seulement 10 % des aides à l’achat de fertilisants vont à des engrais organiques, même si le ministre a annoncé en février vouloir doubler l’enveloppe dédiée aux engrais verts.

Engrais NPK utilisé pour fertiliser des champs, à Mboro, le 13 mars 2023. RAPHAËL BELMIN POUR « LE MONDE »

Si au ministère, M. Diouf assure que « le Sénégal souhaite développer l’agriculture agroécologique pour se prémunir contre les changements climatiques et les chocs conjoncturels », le pays entretient une position paradoxale : l’intérêt est manifeste mais les mesures prises dans le cadre du programme pour la souveraineté alimentaire durable adopté en 2022, comme la labellisation des produits ou la réduction de 30 % des intrants de synthèse d’ici à 2035, sont difficilement ou pas appliquées. Sur le terrain, les résultats sont mitigés et le pays reste tiraillé entre un modèle agricole reposant sur la compétitivité et la productivité et la promotion de l’agroécologie.

Des aides en deçà des besoins réels

D’après une enquête du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) sur la campagne 2021 de subvention des engrais organiques au Sénégal, 58 % des 218 agriculteurs interrogés n’avaient pas connaissance de celle-ci et seuls 15 % ont pu l’obtenir. « Souvent, ces engrais sont distribués à des agriculteurs participant à des projets d’ONG. Si les producteurs sont hors de ces programmes, ils en sont largement privés », appuie Raphaël Belmin, agronome et chercheur au Cirad au Sénégal.

Producteur maraîcher à Mboro, Thierno Gningue a pu bénéficier de sacs de fertilisants organiques à moitié prix, en s’engageant dans un programme de formation. Mais il faut « entre 10 à 15 sacs d’engrais organiques en plus par rapport aux engrais minéraux pour une même parcelle. Et tous les ans, dès mars, les stocks deviennent insuffisants sur l’ensemble du pays », détaille-t-il.

Les aides attribuées restent bien en deçà des besoins réels, d’autant que toutes les régions ne sont pas couvertes. « L’Etat le justifie en disant se concentrer sur les personnes engagées dans l’agroécologie. En réalité, les besoins des producteurs ont du mal à remonter faute d’être en contact avec les acteurs étatiques », précise M. Belmin, qui déplore un manque « de vraie volonté politique ».

Thierno et Elimane Gningue, maraîchers à Mboro (Sénégal) appliquent des engrais organiques sur une parcelle de tomates et navets. Le 13 mars 2023. RAPHAËL BELMIN POUR « LE MONDE »

Le gouvernement continue ainsi de soutenir largement le recours aux engrais minéraux, par le biais des subventions mises en place dès l’indépendance du pays en 1960 : au cours de la dernière décennie, l’utilisation d’engrais minéraux a doublé, de 84 000 tonnes en 2012 à 160 000 tonnes en 2022. Même si la moyenne de 25 kg d’intrants minéraux utilisés par hectare de terre arable au Sénégal est loin de celle mondiale de 146,4 kg, les sols et l’environnement ont été dégradés par cette utilisation, couplée à la monoculture, l’absence de jachère ainsi qu’au changement climatique (salinisation des terres, pluviométrie en baisse…). Selon une estimation nationale de 2013, les deux tiers des terres arables du pays sont ainsi considérées comme pauvres ou pauvres à moyennes, c’est-à-dire que leur fertilité est réduite.

Le marché reste une niche

Malgré l’état inquiétant des terres arables, le ministère de l’agriculture estime impossible de passer actuellement au tout organique, mais croit au développement de solutions locales. La conjoncture pourrait les favoriser : « Avec l’augmentation des prix des engrais minéraux, les agriculteurs commencent à s’intéresser au compost. Il y a de l’avenir dans ce secteur », observe Jacques Sarr, conseiller technique de La Compostière, une unité produisant du compost avec des branches de cocotier, déchets de poisson et déjections animales.

Jacques Sarr, conseiller technique de La Compostière, à Mboro, le 13 mars 2023. RAPHAËL BELMIN POUR « LE MONDE »

Des initiatives émergent, mais le marché reste une niche : créée en 2019 à Mboro, la structure peut produire 18 tonnes de compost en soixante jours mais n’en a vendu que 15 tonnes en 2022. Ses clients sont surtout des organismes qui les redistribuent ensuite à travers des programmes de soutien à la transition agroécologique.

D’autres agriculteurs, comme M. Gningue, engagé dans une transition agroécologique après avoir constaté la dégradation des sols chez ses voisins, souhaitent produire leur propre compost pour plus d’autonomie. Une centaine d’initiatives agroécologiques ont été recensées dans le pays par la Dytaes, mais les applications restent encore très minimes et éparses sur le terrain.


Par Alice HautboisMboro, Sénégal, envoyée spéciale © LE MONDE AFRIQUE