AU SÉNÉGAL, AMNESTY INTERNATIONAL CONDAMNE LE SORT RÉSERVÉ AUX ENFANTS « TALIBÉS »


Dans un rapport, l’ONG pointe la mendicité forcée et les mauvais traitements dont sont victimes des élèves d’écoles coraniques.

Un élève d’une école coranique, à Touba, au Sénégal, en 2012. ISSOUF SANOGO / AFP

Sur la photo, un garçon aux pieds enchaînés fixe l’objectif. L’image, volée dans une école coranique du nord-ouest du Sénégal en 2019 puis postée sur les réseaux sociaux, avait suscité la polémique. Et relancé le débat sur les maltraitances infligées par certains maîtres à leurs élèves, appelés « talibés ». Quatre autres enfants enchaînés avaient par la suite été découverts par les gendarmes dans la même école. Ils étaient âgés de 8 à 10 ans. Condamné à deux ans de prison avec sursis, l’enseignant avait affirmé avoir agi sur ordre des parents.

Trois ans après, d’après Amnesty International, ces mauvais traitements n’ont pas disparu des écoles coraniques traditionnelles – les « daaras ». « Des maîtres coraniques nous ont confirmé que la mise de chaînes aux pieds est une pratique courante, appliquée en particulier aux enfants », rapporte l’ONG dans un rapport édifiant, publié lundi 12 décembre, exhortant le Sénégal à agir pour protéger les talibés. Car ces enfants, confiés par leurs parents à un marabout chargé de leur apprentissage religieux – parfois dès l’âge de 5 ans –, sont souvent contraints de mendier pour vivre.

« La plupart des maîtres coraniques des daaras résidentiels traditionnels ne font pas payer les parents, qui n’en ont souvent pas les moyens, pour les cours, la nourriture et le logement des élèves, et se sont mis en contrepartie à forcer les enfants à mendier dans la rue, souvent plusieurs heures par jour, pour s’entretenir et entretenir leurs enseignants », observe le rapport. Combien sont-ils à arpenter, la main tendue, les principales artères des grandes villes sénégalaises ? Les statistiques officielles font défaut. Par ailleurs, les talibés « cohabitent » avec les enfants des rues – ces derniers, en rupture familiale, ne sont pas des élèves des daaras. Cependant, selon l’ONG Global Solidarity Initiative, 200 000 talibés étaient recensés en 2018 rien qu’à Dakar, répartis dans 2 042 écoles coraniques.

Châtiments corporels

Parmi eux, 25 % d’entre eux pratiqueraient la mendicité forcée – ce qui, selon Amnesty International, « constitue une forme de traite ». Et « une part non négligeable [d’entre eux] sont originaires de pays de la sous-région, comme la Guinée-Bissau ou la Gambie », note l’étude. Une forte présence étrangère liée au fait que « certains maîtres coraniques sont également issus des pays de la région, obtenant ainsi plus facilement l’accord des parents pour confier leurs enfants ». Logés dans des internats souvent insalubres, ces enfants ne mangent pas à leur faim, souffrent de « problèmes dentaires » et de la « gale », et portent souvent des « stigmates de plaies », d’après le rapport. Pire, ils peuvent aussi être soumis à des châtiments corporels aux conséquences graves, voire mortelles.

« Quand j’étais talibé, il y avait un de mes condisciples, Amadou, qui était dans le même daara que moi. Il bégayait et n’avait pas une bonne élocution. Un jour, quand il peinait à réciter, le maître d’école l’a frappé sur la tête avec sa tablette en bois. Amadou est mort deux jours après ; maintenant que je suis plus grand et que j’apporte des soins infirmiers aux enfants, je pense qu’il est décédé d’une hémorragie cérébrale après ces coups », témoigne un ancien talibé auprès d’Amnesty International.

Ces dernières années, plusieurs affaires ont été révélées au grand jour. Human Rights Watch a documenté, en 2017 et 2018, 61 cas de coups ou de violences physiques contre des talibés, 15 cas de faits ou tentatives de viol ou d’abus sexuel et 14 cas de talibés enchaînés – des violences commises par les enseignants ou leurs assistants. En janvier 2022, à Touba, un talibé âgé de 10 ans est mort après avoir été frappé à la tête par son maître car il ne connaissait pas sa leçon du jour. Deux ans plus tôt, c’est un élève de 13 ans qui avait été battu à mort dans la ville de Louga par son maître coranique. Celui-ci a été condamné à dix ans de prison.

Impunité des maîtres

De plus en plus de parents, inquiets des conditions d’accueil de leurs enfants, se tournent vers des daaras dits « modernes » car agréés par l’Etat. Mais même au sein de ces structures, des cas de maltraitance ont été répertoriés. « Dans certains daaras, les enfants talibés n’ont presque pas de contact avec le monde extérieur, certains pouvant rester de longues années sans voir leurs familles »,alerte Amnesty International en pointant les risques majeurs qui courent sur la santé physique et mentale de ces enfants. L’ONG déplore la « grande impunité » qui persiste à l’égard des auteurs de violences contre les enfants, des mauvais traitements pourtant sanctionnés par le code pénal sénégalais. L’organisation y voit une forme de laxisme de la justice et de la police envers des maîtres protégés par leur statut au sein de la société.

De son côté, l’Etat s’est engagé à éradiquer la mendicité forcée, forme la plus visible des maltraitances contre les talibés. Il a adopté en 2013 une stratégie nationale de protection de l’enfance, mais sans y adjoindre les moyens suffisants. Ainsi, selon des données recueillies par Amnesty International, « de 2013 à 2018, le financement consacré à la protection de l’enfant n’a jamais atteint 1 % du budget total de l’Etat et est en constante baisse depuis 2015 (de 0,08 % en 2015 à 0,05 % en 2018) ». Plusieurs projets visant à sortir les enfants de la rue ont également été lancés depuis 2016. Lors de différentes opérations, 10 000 d’entre eux, dont des talibés, ont été renvoyés dans leurs familles ou placés dans des centres d’accueil publics.

Une stratégie inefficace pour les acteurs de la protection de l’enfance, car nombre de ces talibés, chassés par la pauvreté de leurs familles, repartent dans les écoles ou dans la rue. Amnesty International demande que soient instaurés un agrément obligatoire pour les daaras et des inspections régulières. Mais aussi l’application du code de l’enfant, pour préserver les mineurs de la mendicité et renforcer leurs droits. « Il n’y a pas de volonté politique de mettre fin aux souffrances des enfants talibés. Le projet de code de l’enfant, qui a fait l’objet de longues et larges concertations, n’a pas été adopté, fustige Seydi Gassama, directeur exécutif d’Amnesty International Sénégal. Des groupes de maîtres coraniques auraient émis des réserves sur le texte. Il est temps de braver ces résistances. »


Par Coumba Kane © lemonde.fr/afrique