DANS LE SERENGETI, LES HUMAINS VIVENT EN HARMONIE AVEC LA FAUNE DEPUIS TOUJOURS


Les défis individuels, écologiques et culturels façonnent le Serengeti, une région où l’équilibre fragile de la nature est confronté à des menaces grandissantes.

Dans l’imaginaire collectif, l’écosystème du Serengeti est un paysage africain ancien, immuable, avec d’immenses plaines dorées. Des girafes s’y déplacent avec grâce, en rythme. Des troupeaux d’éléphants en traversent les étendues d’herbes ondoyantes. Des lions y pourchassent des antilopes à cornes en spirale. Gnous et zèbres y évoluent en lignes sinueuses. Et les peuples du Serengeti, dont les Masais, lorsqu’ils sont reconnus, sont généralement représentés comme des personnages exotiques qui s’accrochent obstinément à des traditions pastorales archaïques.

Même si ces images ne sont pas forcément loin de la réalité, elles ne décrivent pas pour autant la complexité de ce vaste écosystème, qui s’étend du nord de la Tanzanie au sud-ouest du Kenya et abrite des milliers d’espèces végétales et animales. Même son nom (Serengeti signifierait « plaine sans fin » dans la langue des Masais) est trompeur. Le Serengeti offre en effet de nombreux paysages : savanes, bois et forêts en bordure de rivières.

Ce lieu unique abrite les dernières populations florissantes de plusieurs espèces animales. Les humains y vivent en harmonie avec la faune depuis toujours. Mais le changement climatique et la destruction de l’habitat des animaux, dont nous sommes responsables, risquent de faire disparaître certaines espèces.

Pour les scientifiques comme moi, le Serengeti est à la fois une capsule témoin de temps immémoriaux et un indicateur de notre avenir. Aussi réconfortants que puissent être les images et les récits familiers, nous devons comprendre qu’il s’agit d’un réseau complexe, qui intègre des paysages allant bien au-delà des parcs, réserves naturelles et aires de conservation que nous y avons établis.

Une girafe mâle se délecte de feuilles d’acacia épineux. Adulte, le plus grand mammifère terrestre de la planète peut manger plus de 45 kg de feuilles par jour ; sa langue, longue de 50 cm, lui permet de curer les branches. Les girafes doivent aussi lutter pour leur territoire dans un espace de plus en plus réduit. PHOTOGRAPHIE DE CHARLIE HAMILTON JAMES

Comme la majorité de la population est-africaine, je n’ai jamais visité le Serengeti dans mon enfance. Pour nous, c’était pour les touristes, hors de notre portée. Mais, pendant mon enfance à Nairobi, dans les années 1970, j’ai eu la chance de voir certains animaux du Kenya dans la nature. Ma mère, pour avoir la paix à la maison, nous « enfermait dehors », mon frère et moi, avec pour consigne de ne pas rentrer avant le dîner. Nous allions alors explorer la forêt voisine, nager dans les rivières et patauger dans les marécages.

Un jour, nous avons repéré un adorable animal ressemblant à un gros cochon d’Inde, en haut d’un figuier. Un voisin a arrêté sa voiture et nous a expliqué qu’il s’agissait d’un daman, un lointain parent de l’éléphant – ce qui nous a laissés bouche bée. Voyant notre fascination pour les animaux, il nous a dit qu’il nous parlerait de tous ceux que nous attraperions vivants. Nous lui avons ainsi apporté des reptiles, des oiseaux, des grenouilles, des souris, et même un gros cricétome des savanes – une découverte, j’en étais sûre! Or cet homme d’une infinie patience n’était autre que le paléoanthropologue Richard Leakey, alors directeur du Muséum national du Kenya.

À l’âge de 15 ans, j’ai convaincu mes parents de me laisser partir en expédition avec des étudiants dans le nord du Kenya, une région peu habitée où l’on pouvait mourir de soif ou être attaqués par des bandits ou des lions. Pendant un mois, nous avons dressé l’inventaire des plantes et des animaux que nous observions. Cette expérience a fait naître chez moi la profonde envie de passer ma vie dans la nature. Quand ma mère m’a inscrite à une école de secrétariat, je me suis enfuie et suis allée voir Richard Leakey. Il m’a trouvé un stage qui m’a mis le pied à l’étrier pour devenir garde dans un parc – mon rêve.

Jouer à se battre avec d’autres individus ayant à peu près le même âge fait partie des comportements sociaux des éléphants mâles adultes. Tandis qu’ils se dirigent ensemble vers un point d’eau, il arrive qu’un des pachydermes entoure la tête d’un congénère avec sa trompe ou qu’il pose une oreille sur sa tête ou sur sa croupe. PHOTOGRAPHIE DE CHARLIE HAMILTON JAMES

J’ai fini par visiter le Serengeti lorsque j’ai eu une vingtaine d’années. Je travaillais pour le Kenya Wildlife Service. Jeune et naïve, j’ai demandé à des scientifiques américains de la réserve nationale du Masai Mara s’il y avait des Kényans dans leur équipe. «Bien sûr, ont-ils répondu. Le chauffeur et le cuisinier. » Personne n’attendait des Africains qu’ils fassent de la recherche dans la brousse. Ce type de discrimination ne m’a pas empêchée d’obtenir un doctorat en écologie et en biologie de l’évolution. Mais, il y a quelques années, voyant que ce que j’aimais était sérieusement menacé, je me suis orientée vers la protection de la vie sauvage.

Je travaille en ce moment sur une série documentaire, Wildlife Warriors. Produite par des Kényans pour un public kényan, elle met en valeur nos compatriotes, scientifiques ou non, qui cherchent à protéger nos animaux. La première fois que j’ai exposé mon idée, on m’a dit que les Kényans ne regarderaient pas la série. Pourtant, en 2020, 51 % de la population l’a regardée. Le message est donc clair : les Kényans se sentent concernés par leur faune sauvage.

En réalité, tout le monde devrait se sentir concerné, car les enjeux sont considérables. La migration des gnous, dont l’itinéraire forme une boucle dans l’écosystème du Serengeti, est menacée. Chaque année, l’arrivée de plus d’un million de ces bovidés sur les rives de la Mara semble être la preuve que la migration tient bon, mais les tendances à long terme sont tout autres : les populations de grands mammifères se sont effondrées dans tout le pays.

Jackson Looseyia, un guide touristique masai, également coanimateur d’une émission télévisée sur les grands félins, m’a confié avoir constaté, avec d’autres guides, que dix espèces y avaient disparu ou presque ces dix dernières années : le grand koudou, le céphalophe de Grimm, le guib harnaché, le potamochère du Cap, l’hylochère, l’ourébi, le colobe, l’hippotrague noir, l’antilope rouanne et, bien sûr, le rhinocéros noir. Tous étant de précieux baromètres de la santé de l’écosystème.

Le groupe de guépards surnommé les Cinq Mercenaires a mis un gnou à terre. En général, un des félins fait tomber l’animal et les autres maintiennent la prise sur son cou jusqu’à ce qu’il étouffe. Mais ils doivent se méfier des pique-assiette, comme les lions et les hyènes. PHOTOGRAPHIE DE CHARLIE HAMILTON JAMES

Dans les années 1990, nous avons assisté à l’effondrement de la migration des gnous dans l’Athi-Kapiti, au sud de Nairobi. Mais nous n’avons compris que trop tard ce qu’il se passait. Aujourd’hui, le même phénomène semble se produire à plus grande échelle dans le Serengeti, intensifié par le dérèglement climatique. Richard Leakey m’a confié craindre que, si nous n’agissons pas immédiatement au niveau mondial, la plupart de nos animaux sauvages disparaîtront de notre vivant.

Si un seul environnement pouvait résister au réchauffement, ce pourrait être l’écosystème du Serengeti. Nous pouvons défendre cette région, la préserver pour les générations futures, mais cela se produira seulement si des citoyens kényans et tanzaniens l’exigent.


DE PAULA KAHUMBUPHOTOGRAPHIE DE CHARLIE HAMILTON JAMES © nationalgeographic