LES MÈRES AFRO-AMÉRICAINES OU LA PEUR CONSTANTE DU DEUIL IMPOSSIBLE


Lorsque le photographe Jon Henry a demandé à ces familles de poser comme si elles étaient en deuil, il les a invitées à dénoncer les violences policières dont elles pouvaient être victimes en tant qu’hommes noirs… et mères.

L’artiste Jon Henry évoque la pietá dans son projet photographique « Stranger Fruit ». Henry a initié ce projet en 2014, photographiant des mères et leurs fils anonymes pour protester contre les meurtres d’hommes noirs par la police « sans raison aucune ».

L’exposition « Stranger Fruit » est une invitation. Un voyage bouleversant. Ces photographies de mères soutenant les corps inertes de leurs fils, leurs corps noirs – intacts mais rappelant la passion du Christ – ne jouent pas le jeu de la douceur. Elles interpellent violemment le spectateur comme une injonction à faire bouger les lignes et à forcer la police à changer de méthodes. On y voit des mères noires, assises, debout, à genoux avec leurs fils apparemment sans vie, le regard droit fixé sur l’objectif – et donc sur le spectateur, les États-Unis tout entiers, attirant notre attention. Ces images sont difficiles à soutenir ; il est pourtant impossible de détourner le regard.

« Ce que nous vivons actuellement n’est qu’une série de traumatismes constants pour la communauté afro-américaine », déclare l’artiste Jon Henry, basé à Brooklyn. Son exposition « Stranger Fruit » est une réponse aux meurtres d’hommes noirs perpétués par la police américaine. L’exposition tire son nom de la chanson « Strange Fruit », un réquisitoire artistique contre le racisme aux États-Unis d’abord interprété Billie Holiday puis par Nina Simone, qui décrit des corps noirs lynchés « se balançant dans la brise du Sud, pendus comme d’étranges fruits aux peupliers. »

Ces mots et ces images obligent le spectateur à considérer le chagrin des familles et des communautés laissées à elles-mêmes alors qu’elles doivent vivre un deuil impossible. « Il est difficile de continuer à vivre ces deuils encore et encore, un peu comme le film Un jour sans fin, durant lequel ces meurtres continueraient à se produire », explique l’artiste.

Dans ces photographies, des mères et leurs vrais fils posent sans pour autant représenter la mort. Au contraire, elles capturent la constance et l’ubiquité de cette peur – une sonnette d’alarme qui résonne très tôt aux oreilles de nos mères noires et qui ne disparaît jamais. Cette peur de savoir que la police peut nous tuer pour la moindre raison ou, comme le souligne Henry, « sans raison aucune ».


PHOTOGRAPHIE DE JON HENRY

“J’ai peur, j’ai l’impression d’être dans une file d’attente. J’ai l’impression que le [nom de mon fils] pourrait être le prochain hashtag.”


PHOTOGRAPHIE DE JON HENRY

PHOTOGRAPHIE DE JON HENRY

Les mères sont vues avec leurs fils d’âges différents, posés selon la construction de la pietà classique, la vierge Marie en deuil soutenant le cadavre du Christ. Les photos sont prises dans les grandes villes et autres endroits où il est possible de voir un corps noir immobile, voire sans vie, sans traumatismes apparents. Henry, qui a travaillé pendant 15 ans comme sacristain dans le Queens, indique que ce projet est inspiré par l’iconographie chrétienne et les souvenirs de l’inquiétude incessante de sa mère alors qu’il grandissait. Sortir a toujours été synonyme de rappel à son fils unique de faire attention, de rester en sécurité, de rentrer vite à la maison.

Henry a commencé à travailler sur ce projet photographique en 2014. Il a pour point de départ le meurtre de Sean Bell en 2006, tué par des policiers new-yorkais le jour de son mariage (trois des cinq policiers inculpés ont depuis été acquittés). L’artiste remonte même jusqu’en 1991 et le passage à tabac de l’automobiliste Rodney King par la police de Los Angeles. Après le meurtre de George Floyd par des policiers, filmé par des passants alors que Floyd appelait sa mère à l’aide en s’éteignant, les images de Jon Henry semblent prémonitoires. C’est une vérité vérifiable chaque fois que vous plongez dans la gueule béante de l’Amérique, qui a décidé très tôt que les corps noirs étaient serviables et corvéables à merci et que la vie des Noirs n’avait d’importance que pour leurs mères.

Henry a envoyé par e-mail les images aux mères photographiées, avec un questionnaire sur leur état d’esprit avant et après le shooting photo, les interrogeant sur la manière dont elles abordaient ce sujet de la mort avec leurs fils. Certaines de leurs réponses anonymes ont été intégrées au projet :

Je vois mes fils et je suis impressionnée par les hommes qu’ils deviennent.

Je vois combien je les aime et je suis confiante pour leur avenir.

Moi par contre, je suis très inquiète pour leur avenir.

Ce sont les mères noires qui ressentent le mieux l’Amérique à travers les corps des fils qu’elles tiennent dans leurs bras. C’est le regard de la mère noire qui implique la nation toute entière et exige qu’elle change.


“À mesure que je prenais la pose, les pensées quotidiennes que j’avais à propos de mon fils remontaient. Ces pensées sont faites d’amour, de changement, de détermination et d’encouragements. Mais je suis aussi inquiète pour sa santé et sa sécurité… Nous avons besoin de réponses fortes et immédiates pour mettre un terme aux meurtres d’hommes noirs et à la souffrance de leurs mères.”


PHOTOGRAPHIE DE JON HENRY


 

SRC : nationalgeographic.fr — PAR LONNAE O’NEAL — PHOTOGRAPHIE DE JON HENRY