A CAUSE DU CORONAVIRUS, « ON MOURRA DE FAIM OU SOUS LES COUPS » : DES IVOIRIENNES TÉMOIGNENT


A Abidjan, confinement, couvre-feu, chômage, alcool, sentiment d’impuissance… tous les ingrédients sont réunis pour faire du foyer le lieu de tous les dangers. La vidéo est d’une violence insoutenable. Filmée par une voisine de l’immeuble d’en face, on y voit une femme suspendue au-dessus du vide et tenue à bout de bras par un homme qu’on devine être son conjoint et qui lui crie dessus.

La voisine qui s’improvise vidéaste interpelle directement l’homme : « Regarde comme elle est frêle et toi comme tu es fort et pourtant tu la bats depuis des heures. Tu veux la tuer maintenant ? » Au bout de quelques secondes, la femme tombe du troisième étage. Par chance, sa chute est ralentie par l’auvent en toile d’un étage inférieur. Une fois au sol, elle bouge et finit par se relever.

Postée sur les réseaux sociaux dans la matinée du vendredi 17 avril, la vidéo devient rapidement virale. Très vite, dans la journée, les résidents témoins de la scène sont interrogés par les médias. Pour les uns, la femme a tenté de se suicider, pour les autres, elle tentait de fuir. Aucun débat en revanche sur ce qui a précédé la chute : tous confirment qu’elle était battue « depuis des heures » par son conjoint.


Drames à huis clos

Mais le lendemain, l’affaire se complique. Face caméra, la jeune femme de 24 ans, victime la veille d’une chute de plusieurs mètres, dédouane son conjoint et explique qu’elle était dans un « état d’ébriété avancé », elle dit se sentir « coupable » et demande aux autorités de « relâcher son compagnon ». Dès lors, sur les réseaux sociaux, la solidarité exprimée envers la jeune femme se transforme en injures. Du fait de son ivresse, elle est accusée d’avoir fait subir un « préjudice » à son compagnon et à leur couple.

« Dans les premières heures qui ont suivi l’accident, analyse, dépitée, Sylvia Apata, juriste experte des droits des femmes, elle a été tellement acculée psychologiquement par sa famille, sa belle-famille et les policiers qu’elle a fini par céder. » Pour cette militante féministe, c’est « un cas emblématique » de violence conjugale où la victime, sous pression, finit par se rétracter pour « sauver ce qui lui est présenté comme l’honneur de son foyer, de sa famille ».

A force de se demander combien elles sont, comme cette jeune femme, à subir des violences conjugales, Sylvia Apata a décidé de les compter elle-même. En décembre 2019, son organisation Citoyennes pour la promotion et défense des droits des enfants, femmes et minorités (CPDEFM) a publié un rapport montrant que 70 % des femmes de la capitale économique de Côte d’Ivoire sont victimes de violences conjugales. Pour la juriste, « la société ivoirienne dans son ensemble conçoit la violence conjugale comme un fait normal ».

Les associations de défense des droits des femmes s’inquiètent de ce que le contexte actuel, et notamment les mesures édictées dans le cadre de la riposte sanitaire, contribuent à amplifier le phénomène de violences conjugales. « Avec le ralentissement économique et le couvre-feu [de 21 heures à 5 heures du matin], Abidjan est chaque soir le théâtre de drames qui se déroulent à huis clos », affirme Irad Gbazalé, la présidente de l’ONG Femmes en action qui « offre une oreille, une épaule et des conseils » aux femmes victimes de violences domestiques.


Pas de centre d’hébergement

Assise ce matin-là dans « l’espace de la paix », la grande cour de l’ONG, Aicha fait partie de celles qui maudissent la période actuelle. Depuis que la boutique de produits cosmétiques de son mari a fermé « à cause du virus », elle explique que ce dernier « hurle matin, midi et soir sur les enfants » et sur elle, en plus de refuser de participer aux tâches ménagères. Pis, il récupère l’argent qu’Aïcha gagne péniblement au marché en vendant du charbon pour aller boire avec ses amis.

« Il ne buvait pas avant le virus, mais maintenant il boit toute la journée, à tel point que les voisins de notre cour commune doivent intervenir plusieurs fois par jour pour le supplier d’arrêter de nous crier dessus », raconte la jeune mère de 5 enfants. Ce matin-là, alors qu’elle ne supporte plus la « violence psychologique » de son mari, Aïcha est venue demander à Irad Gbalazé des conseils pour « fuir » son foyer. A Abidjan, il n’existe qu’un seul centre d’hébergement et d’écoute, « mais il est actuellement en travaux et donc pas fonctionnel », confie au Monde Afrique une responsable du ministère de la femme, de la famille et de l’enfant. Et les victimes de violences conjugales rechignent souvent à contacter les policiers, jugés trop peu formés pour recevoir ce type de plaintes. « D’ailleurs, souvent, les forces de sécurité incitent la victime à régler le litige en famille », explique Irad Gbazalé.

A côté d’Aïcha, Patricia pleure en évoquant les coups que lui porte son mari, un manutentionnaire au chômage pour cause de pandémie : « Avant le virus, quand il rentrait ivre, nous étions déjà couchés. Mais à cause du couvre-feu, quand il rentre, on est là, et il passe sa frustration sur nous. » « Le pire, explique cette jeune maman de quatre enfants, c’est quand les enfants lui disent qu’ils ont faim car il n’y a plus d’argent à la maison. Il devient fou et tape tout le monde. » Contrairement à Aïcha, Patricia ne veut pas quitter son foyer, et encore moins contacter le commissariat du coin car elle estime que ni sa famille ni sa belle-famille ne le lui pardonneraient. Elle espère seulement que son mari puisse rapidement retourner au travail et que le couvre-feu soit levé car sinon, dit-elle, « on mourra de faim ou sous les coups ».


 

Par Yassin Ciyow — Src : Le Monde Afrique