Tunisie : cette oasis agro-écologique résiste aux sirènes du productivisme


Gabès, poumon industriel de la Tunisie. À quelques encablures des usines, l’Oasis de Chenini semble tout droit sortie d’un autre monde. Pourtant, à l’image de Saddam et Abdennaceur, dont le portrait est dressé ici, quelques intrépides essayent d’y redévelopper les activités paysannes qui faisaient autrefois la renommée de la région et de préserver un espace exceptionnel. Ne cédant pas aux sirènes du productivisme, ils essayent, avec leurs propres moyens, de mettre en place une agriculture porteuse d’avenir, utile pour les habitants et l’environnement. Néanmoins, la réalité du changement climatique les rattrape : températures trop élevées, manque d’eau : plus rien ne sera comme avant. Plongée dans un monde en plein bouleversement.

Le train est lentement reparti, au rythme des soubresauts de wagons négociant un très long virage, englobant d’une traite toute l’étendue grise, sombre et glaciale de la Méditerranée. De Ghannouchi jusqu’à Gabès, son terminus, le trajet ne prend que quelques minutes. Les rails mordent le sable, la poussière, les sacs plastiques, au milieu de carcasses de déchets indéchiffrables, de cratères boueux et de villas gris béton. Gabès, poumon industriel de la Tunisie, qui s’étouffe dans les nuages de gaz chimique et de terre empoisonnée, dont le golfe, qui porte son nom, est l’un des plus pollués de toute la Méditerranée.

Pourtant, 5 kilomètres après Gabès, c’est ici, au cœur de l’oasis de Chenini à l’ombre des palmiers dattiers, que mûrissent les meilleures grenades du monde. Chaque année au mois de novembre, l’oasis, croulant déjà sous les nuées de dattes, est parée de gros fruits au rouge luisant, comme si des guirlandes pendouillaient au bout de chaque branche. Cependant en ce matin de septembre, Saddam, un jeune agriculteur, est déjà en train de cueillir les grenades pour un commerçant venu directement sur son terrain. Aidé par son papa, le jeune homme va écouler 7 cageots remplis de fruits dodus. « On a les meilleures grenades de l’oasis sur cette parcelle »,confie-t-il, tout en ouvrant l’une d’entre elles, où scintillent d’innombrables rubis d’un rouge sang vif.

Cette parcelle a vu le garçon barboter dans ses canaux d’irrigation, puis devenir un grand gaillard de 26 ans parfois encore en quête de sérénité à l’ombre de ses feuillages. Saddam est le benjamin des agriculteurs de l’oasis et le seul jeune de Chenini à exercer ce métier.


Un paradis terrestre pris en étau par les sites industriels

Chaque année, ce terrain familial d’1 tiers d’hectare produit 3 tonnes de grenades, des olives, des raisins, des citrouilles, des dattes, et même quelques bananes. Tout cela sans aucun engrais chimique et une consommation raisonnable de l’eau. « En été je fais l’irrigation tous les 7 à 10 à jours, et en hiver, c’est tous les 15 jours. Nous avons droit à 2h d’irrigation, mais souvent 1h30 me suffisent. Alors j’appelle le groupement des agriculteurs pour couper l’alimentation ». Ici, une maîtrise des ressources naturelles est primordiale pour la survie de l’oasis. En effet, depuis la fin des années 60, Chenini est pris en étau par les sites industriels : la cimenterie de Gabès, le Groupe Chimique Tunisien et bien d’autres industries lourdes, à la faveur des encouragements de l’Etat, se sont successivement installés, épuisant les unes après les autres sources d’eau et nappes phréatiques.

Face à une dégradation évidente de leur milieu de vie et un désengagement de l’État pour la protection des oasis, les Chenaouis, historiquement reconnus pour alimenter le pays en leaders syndicaux, se sont vite regroupés pour « réhabiliter leur oasis ». C’est ainsi qu’en 1995 les habitants (soutenus par quelques experts étrangers dont Pierre Rabhi) lancèrent l’Association pour la Sauvegarde de l’Oasis de Chenini (ASOC) dans le but de préserver son écosystème et ses méthodes ancestrales de culture en étage propres au milieu oasien. Aujourd’hui, c’est elle notamment qui fournit à Saddam les semences locales de grenadiers, moins gourmands en eau, et qui le forme à des techniques de compostage et de production agroécologique.

C’est aussi à l’ASOC que travaille Abdennaceur, frère aîné de Saddam, sur des projets de valorisation de l’oasis et de l’éco-tourisme. Devant des grenadiers lourdement garnis, il n’est pourtant pas très enthousiaste : « Vous savez, cette année les grenades et les dattes sont très en avance après un été particulièrement chaud. Il n’a pas plu depuis 4 mois… » Conséquences : des incendies sur des parcelles non protégées par la couverture des palmiers, une production en forte diminution, donc des revenus en baisse pour les agriculteurs. De tels dégâts vont certainement se multiplier et s’intensifier dans les années à venir, non seulement à cause des industries de la région, mais aussi avec le réchauffement climatique qui menace par la désertification et la montée des eaux.

Alors, le jeune homme se démène, à longueur de journée en sillonnant les sentiers bordés de palmiers et d’arbres fruitiers à la rencontre d’agriculteurs pour dialoguer et les sensibiliser. Et les résultats sont là : sur les 165 hectares de parcelles cultivées, 58 hectares ont été certifiés agriculture biologique grâce aux actions de l’ASOC. Les « fellahs », initialement suspicieux et peu convaincus par les techniques et les semences de l’association, n’hésitent plus désormais à la solliciter pour des conseils et des formations. Certains sont même arrivés à refuser catégoriquement les semences hybrides fournies par les institutions étatiques, plus gourmandes en eau et moins adaptées à l’environnement oasien.


Abdennaceur en mission dans l’oasis. Crédit image : Weilian ZHU
À la recherche de sens…

Pourtant, le jeune homme n’a pas toujours été destiné à travailler dans sa ville natale. Après des études en conducteur de travaux, Abdennaceur a été chef d’équipe sur un chantier de construction à Tunis durant 7 mois, puis contrôleur technique d’un laboratoire d’analyse de matériau à Gabès. Mais désabusé par une corruption omniprésente, il a finalement décidé de retourner à Chenini où il est tombé presque par hasard sur l’opportunité de l’ASOC. « J’ai toujours pensé que les secteurs de l’agriculture et de la construction sont les fondements d’une civilisation. J’ai choisi des études dans le bâtiment car je n’aimais pas l’agriculture à cause de mon père qui m’y emmenait quand j’étais petit. Mais à l’ASOC, je sens qu’il y a réellement de l’impact dans mes actions. Je gagne bien ma vie. Ici je suis vraiment à l’aise ! »

Ce retour par défaut, Saddam l’a également vécu. Malgré un attachement profond pour l’oasis, il a tout de même tenté sa chance à Gabès où il n’a malheureusement pas trouvé de travail en rapport avec sa formation d’électro-technicien. Il a alors été successivement chauffeur de poids lourds et chauffeur de taxi, mais ni les conditions ni le salaire ne l’ont satisfait. Il est lui aussi finalement revenu à Chenini pour se consacrer à ses deux passions : perpétuer l’agriculture sur le terrain familial et faire le DJ pour les fêtes et soirées. Et il s’en sort plutôt très bien. « Je gagne bien ma vie maintenant. En termes de salaire je gagne même plus qu’Abdennaceur ! Et je contrôle mon temps. L’été c’est beaucoup de nuits blanches parce que tout le monde se marie. Sinon il y a toujours des choses à faire dans l’oasis, cueillir les fruits, vendre la récolte, jouer avec ma chienne… Et si un matin je suis trop fatigué, je peux toujours rester dormir ! »


Abdennaceur en mission dans l’oasis. Crédit image : Timothée Maubrey.
… dans une société en bouleversement

Ces deux parcours sont pourtant des exceptions dans ce petit village de 15 000 habitants, où tous disposent d’un bout de terre, d’un « coin de paradis » comme l’appellent les anciens. Seule oasis littorale de la Méditerranée, elle a longtemps été un point de convergence entre les marchands maritimes et les convois du désert, un lieu synonyme d’abondance et de vie. Mais aujourd’hui, cette terre n’attire plus. La majorité des jeunes, souvent diplômés d’études supérieures, partent vers les villes, à la recherche de l’argent facile, du mode de vie citadin et d’un poste dans un bureau climatisé. Trop dur le travail dans les parcelles. Et pas suffisamment rentable. « A Chenini, les parcelles dépassent rarement 1 hectare ce qui ne permet pas à un agriculteur d’en vivre pleinement. Souvent la production sert juste de complément. Dans les allées on ne croise que des vieux. La moyenne d’âge d’un fellah ici est de 56 ans », aime à rappeler Abdennaceur. Pour lui, la résolution des différends fonciers pour les terrains en friche permettrait déjà d’augmenter la surface cultivée. Et surtout, « l’État et la société civile doivent valoriser les produits biologiques de l’oasis, plus rentables pour les agriculteurs, donc plus intéressants pour les jeunes. »

Mais selon beaucoup d’anciens de Chenini, l’oasis ne retrouvera plus jamais son atmosphère d’antan à cause des dégâts industriels irréparables et de la mentalité des nouvelles générations. Le père d’Abdennaceur et de Saddam, aujourd’hui retraité, a toujours vécu ici (son petit péché mignon pour les fruits en est la parfaite illustration). Fier de ses fils, il reste dubitatif quant à leur avenir et à celui de sa terre. « Chenini, c’était le paradis sur terre. Tous les fruits de ton imagination, tu pouvais les trouver ici. Dans l’oasis, il suffit de lever le bras pour attraper un fruit, et se pencher pour récolter des légumes. Mais aujourd’hui on a tout perdu. Mes fils ne connaitront jamais les baignades dans l’oued au milieu des palmiers. » Puis il ajoute, tout en croquant un fruit à pleines dents : « Il n’y a plus de pêches de chez nous. Tout a été perdu après 72, quand un pesticide américain a été introduit. On ne verra plus de pêchers à Chenini. »

Ainsi dans ce petit village pris en étau entre le désert, la mer, et l’industrie lourde, on survit encore grâce à l’oasis. Chacun essaie de vivre avec son temps, et chacun possède ses propres aspirations. L’oasis est depuis la nuit des temps une terre d’échanges et d’espoir. Abdennaceur en a bien conscience : « Durant toute l’Histoire, les oasis ont toujours été un lieu de civilisation et de refuge car la sécurité alimentaire y est garantie. » Des aliments qui s’exportent puisqu’on peut trouver aujourd’hui des grenades tunisiennes sur nos étalages français. « En fait, confie Saddam en terminant de manger sa grenade, il y a un seul endroit au monde où on produit des grenades aussi bonnes qu’à Chenini. C’est à Bagdad. »


Cageot de grenades. Crédit image : Weilian ZHU
Src: mrmondialisation.org